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Version 2 - 24/07/2019


Préalables

 

Rappel de la question posée : Quand vous dites d'un livre "il est bien écrit", pouvez-vous préciser ce que cela veut dire pour vous ? En donnant si possible des exemples, et éventuellement des textes de référence (critique littéraire, auteur, …).

La question est impossible, tout le monde le sait, cela n'interdit pas de tourner autour …

La présente restitution n'a pas d'autre ambition de conserver une trace des échanges.

 

 

Introduction au débat

 

En guise d'introduction au débat, le témoignage d'une lectrice absente :

 

Le "bien écrit" tient à chacun, comme des goûts alimentaires, et de plus varie selon l'instant.

Cependant des éléments sont récurrents.

Pour ma part j'aime un vocabulaire riche et varié, 400 mots différents c'est bon pour qui apprend le français.

J'aime la musicalité, que cela donne envie de lire à voix haute.

J'aime être surprise par une maîtrise particulière, des mots ou expressions singuliers.

Dans mes chouchous :

-      Marie Hélène Lafon qui travaille l'écriture comme ses parents ont travaillé la terre,

-      Colombe Schneck,

-      Erri de Luca mais surtout à ses débuts (trois chevaux, Montedidio...),

-      Gaëlle Josse,

-      Marc Alexandre Oho Bembe pour son 1er roman : Diên Biên Phù ; il est slameur et l'écriture est puissante et poétique,

-      Alice Zeniter pour L'art de perdre.

Je suis vite agacée par la pauvreté du vocabulaire, un langage "parlé " hors dialogues, des expressions convenues comme dans le dernier roman de Jean Christophe Ruffin "Les sept mariages d’Edgar et Ludmilla".

 

 

Extraits du débat

 

La question ne concerne-t-elle que la fiction ? Non, Freud par exemple écrit très bien.

Référence à un court texte de Freud, "La tête de Méduse" (cf paragraphe "Textes et références" ci-après), dont "la construction rhétorique rigoureuse (et donc bien écrite !) est le modèle même d’une démarche de type scientifique".

 

Selon qu'on lit un texte littéraire ou documentaire l'attention ne se focalise pas sur les mêmes choses.

 

 

Est citée une phrase d'Edwy Plenel, dans un essai sur les événements récents en France :

>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>phrase E.Plenel

Belle phrase pour qui la cite ; pour d'autres belle phrase philosophique mais atroce mélange.

 

 

A lire aussi : le texte de Freud sur la création littéraire, dans lequel Freud compare la création littéraire et l'activité de jeu chez l'enfant ; si l'auteur nous livrait ses fantasmes à l'état brut ça ne nous intéresserait pas.

www.psychaanalyse.com/pdf/La_creation_littéraire_et_le_reve_eveille.pdf

ainsi que l'extrait du livre "Le saisissement de l'écriture" de Carmen Strauss-Raffy (cf paragraphe "Textes et références" ci-après)

 

 

Faut-il / peut-on dissocier forme et fond ? Quelques commentaires :

-      La forme ne suffit pas.

-      Bien écrit c'est deux choses, le sens et aussi les mots, la musicalité. Est-ce l'un ou l'autre ? Est-ce à dissocier ? On peut se laisser emporter par le fil du récit, même si le style, les mots n'y sont pas. A l'inverse, il y a des phrases que je ne comprends pas forcément mais que je trouve belles, je pense à Mahmoud Darwich par exemple.

-      Peu importe la pauvreté du vocabulaire si "je fais un voyage".

 

Bien écrit et bien traduit

-      C'est un plaisir incroyable de lire Javier Marias en espagnol, en français on peut juste dire que ça passe.

-      Certains traducteurs ont de vrais talents d'écrivain

-      Parmi les traductions qui ont marqué, on peut citer Edmond Raillard, traducteur de Confiteor de Jaume Cabré, et Patrick Charbonneau, traducteur des livres de W.G. Sebald

-      Chez Kafka il y de l'ironie en allemand, qu'on ne retrouve pas en français

 

Qu'est-ce qui fait qu'on est emporté ? Ce sont des livres qui correspondent au moment où on vit, des livres qu'on a envie de continuer. On arrête parfois un livre pour ne pas le quitter trop vite.

 

 

Un texte "bien écrit" est-ce un texte dont on se souvient ? Il y a des textes qu'on retrouve à chaque fois avec la même émotion.

 

 

Un texte "bien écrit" suscite nécessairement une émotion artistique.

 

 

"Bien écrit" veut dire qu’on retrouve le naturel de la respiration dans la lecture silencieuse : fluidité et pauses entraînantes et reposantes en même temps. Cette souplesse et cette fluidité favorisent l’activité intellectuelle, l’intensité affective, en même temps que la saisie du sens.

 

"Bien écrit", c’est aussi la langue qui devient transparente, qui disparaît derrière le récit, le soutient et se met entièrement au service des personnages et des événements racontés.

 

Gustave Flaubert, Un cœur simple :

Elle avait eu, comme une autre, son histoire d’amour.

Elle se levait dès l’aube, pour ne pas manquer la messe, et travaillait jusqu’au soir sans interruption ; puis le dîner étant fini, la vaisselle en ordre et la porte bien close, elle enfouissait la bûche sous les cendres et s’endormait devant l’âtre, son rosaire à la main. Personne, dans les marchandages, ne montrait plus d’entêtement. Quant à la propreté, le poli de ses casseroles faisait le désespoir des autres servantes. Économe, elle mangeait avec lenteur, et recueillait du doigt sur la table les miettes de son pain, — un pain de douze livres, cuit exprès pour elle, et qui durait vingt jours.

 

Pierre Bourdieu, Sur la télévision :

Pour certains de nos philosophes (et de nos écrivains), être, c’est être perçu à la télévision, c’est-à-dire, en définitive, être perçu par les journalistes, être, comme on dit, ''bien vu'' des journalistes (ce qui implique bien des compromis et des compromissions) - et il est vrai que ne pouvant guère compter sur leur œuvre pour exister dans la continuité, ils n’ont pas d’autre recours que d’apparaître aussi fréquemment que possible à l’écran, donc d’écrire à intervalles réguliers, et aussi brefs que possible, des ouvrages qui, comme l’observait Gilles Deleuze, ont pour fonction principale de leur assurer des invitations à la télévision.

 

 

 

Les livres "bien écrits" sont ceux qui me construisent en tant que lecteur – et en tant qu'être humain, c'est indissociable. On y rencontre des silences et des ruptures.

>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>texte M. Duras

Je suis touché par le rythme, la précision, la musicalité, la mise en page, les ruptures.

J'ai trouvé cela chez Marguerite Duras, et plus tard chez Dominique Sigaud

>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>phrase D. Sigaud

Le "bien écrit" me pose problème. La rupture évoquée est la rupture dans notre façon de penser, la rupture qui invite le lecteur à prendre place.

 

 

Le "bien écrit" c'est quand on sent l'auteur derrière le texte. C'est subjectif pour chacun d'entre nous. On peut citer Annie Ernaux, c'est court et cohérent, on est immédiatement plongé dans son univers.

 

 

Le "bien écrit" peut être austère s'il est en phase avec ce que veut dire l'auteur. L'écriture peut être à l'os, avec presque pas de chair, au scalpel pourrait-on dire. C'est le cas par exemple de "Mes amis" d'Emmanuel Bove.

Est cité aussi Franz Kafka : "court, dense, noir".

 

A noter la diversité des écritures de certains écrivains.

 

 

Pourrait-on avoir la même discussion sur ce qui est bien dessiné ?

 

 

Mathieu Riboulet a précisé dans un entretien que pour lui, la phrase écrite devait suivre le processus d'émergence de la pensée. Ce qui peut donner des phrases longues, parfois complexes, qu'il faut reprendre au début. "Ce n'est pas grave, lire est un travail".

 

 

Il y parfois des choses qu'on ne comprend pas bien et pourtant quelque chose circule. Un exemple extrême : à la lecture à voix haute par Stefansson, dans sa propre langue, d'un extrait de "D'ailleurs, les poissons n'ont pas de pieds", une lectrice a ressenti le grand froid qu'elle n'avait pas ressenti dans la traduction.

 

 

Qu'est-ce qu'un polar bien écrit ?

C'est quand il y a une transparence au profit de l'histoire. Simenon avait une capacité d'évocation remarquable avec une grande économie de moyens. Est cité aussi l'extraordinaire "Rouge ou Mort" de David Peace. Ainsi que "Gagner la guerre" de Jean-Philippe Jaworski : une langue classique, belle, pleine d'inventivité, et un rythme : "ça avance".

Les livres de Fred Vargas sont-ils bien écrits ? La réponse est plutôt : "pas particulièrement", ce qui est intéressant ce sont les personnages et les ambiances (Adamsberg, Retancourt, le chat blanc sur le photocopieur, …)

 

 

Début de "Dieu ne finit pas" dans "Maîtres et serviteurs" de Pierre Michon :

Nous avons connu Francisco Goya. Nos mères, ou peut-être nos grand-mères, l'ont vu arriver dans Madrid. Elles l'ont vu frapper aux portes, à toutes les portes, faire le dos rond, n'être pas nommé au palmarès des académies, louer ceux qui y figuraient, revenir docilement dans sa province, y peindre encore quelque mythologie appliquée, et derechef la présenter à nos peintres de la Cour, un an, deux ans plus tard ; derechef échouer, reprendre le large, ramener encore une Vénus ou un Moïse mal équarris, peints en rase campagne, convoyés sur un âne : ceci à dix-sept ans, à vingt, à vingt-six ans. Elles l'ont vu et elles s'en souviennent peu, ou pas du tout. Mais il ne se peut pas qu'elles ne l'aient croisé un jour, …

Une langue précise et dense, d'une grande puissance d'évocation. En quelques mots on est happé. On est ailleurs, dans un autre temps, avec Goya et ses tableaux, son âne, les portes où il frappe.

La langue est aussi un peu sophistiquée, ce qui rajoute au dépaysement.

 

 

Sont importants pour qualifier un texte bien écrit : la capacité d'évocation, la faculté d'exprimer les voix, les couleurs, les odeurs. Sont cités Patrick Pécherot, Franck Bouysse, "L’Évangile selon Yong Sheng" de Dai Sijie.

Est cité aussi l'art de l'ellipse, par exemple dans "Anima" de Wajdi Mouawad et "Autoportrait" d'Edouard Levé.

 

 

Si l'on parle de la première phrase qui entraîne d'emblée, il faut citer Charles Juliet : "L'année de l'éveil" ou Lambeaux, ainsi que "L'usage du monde" de Nicolas Bouvier (Petite Bibliothèque Payot/Voyageurs, 2001, p.12) :

C’est la contemplation silencieuse des atlas, à plat ventre sur le tapis, entre dix et treize ans, qui donne ainsi l’envie de tout planter là. Songez à des régions comme le Banat, la Caspienne, le Cachemire, aux musiques qui y résonnent, aux regards qu’on y croise, aux idées qui vous y attendent...Lorsque le désir résiste aux premières atteintes de bon sens, on cherche des raisons. Et on en trouve qui ne valent rien. La vérité, c’est qu’on ne sait comment nommer ce qui vous pousse. Quelque chose en vous grandit et détache les amarres, jusqu’au jour où, pas trop sûr de soi, on s’en va pour de bon.

Le voyage se passe de motifs. Il ne tarde pas à prouver qu’il se suffit à lui-même. On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait.

 

Ce ne sont pas seulement des notes de voyage, mais un véritable travail sur les mots, un travail de décantation du texte :

 (...) Un travail de décantation qui va durer des années. “”Incantation de l’espace, décantation du texte””. Il faut que le dedans et le dehors s’échangent, entrent en tension (...)

in Richard Blin “La vie voyageante” Revue le Matricule des Anges, novembre-décembre 2010 n°118, p.18-20

 

Ça bascule sur une phrase, grâce à la ponctuation, aux blancs, il y a toujours un moment où le tableau se joue sur le contrepied, qu'on reconnaît comme authentique. Le paradoxe qui fait et défait est une bienveillance par rapport au lecteur à qui il fait une ouverture, une place.

 

 

Les "feel good books" ne font que broder sur les lieux communs.

 

 

Il faut pouvoir s'identifier, lire des choses telles qu'on les ressent, telles qu'on aurait rêvé de pouvoir les écrire. C'est quelque chose de l'ordre de l'empathie, de l'émotion esthétique, de la rencontre avec l'auteur, de l'accès à l'autre. On peut citer Juan José Saer, la femme qui entre dans l'eau dans "Le fleuve sans rives", mais aussi W. G. Sebald, Marie-Hélène Lafon, Éric Vuilard, Jean Echenoz (14), …

 

 

Un texte bien écrit est un texte travaillé, mais il ne faut pas qu'on le sente …

 

 

Autre contribution écrite

faite par une lectrice en amont de la soirée

 

A première vue parler « d’écriture » conduirait à ne parler que de la forme.

Or si un texte littéraire se présente comme une suite de signes, une langue où l’auteur a utilisé correctement un ou plusieurs genres, des procédés variés de syntaxe et, un vocabulaire particulier, cela n’est pas essentiel. Les outils ne sont que des moyens d’écriture à travers une langue et ne déterminent pas la qualité d’un livre.

Pour moi l’essentiel est le degré de fidélité avec laquelle l’auteur traduit sa pensée.

Cependant les caractéristiques formelles du style sont souvent, indissociables de l’esprit d’une époque, de sa philosophie, de la forme de la langue qui a nécessairement façonné l’auteur et elles doivent être interprétées au regard des idées exprimées.

Cette imbrication du sens et de langue est fondamentale pour moi. "C’est la chose à dire qui entraîne la façon de le dire et la structure du texte."

A cet égard un texte travaillé avec objectivité tout en étant critique, clair, concis, très épuré, ironique, engagé, en raison d’un regard acerbe sur la société est un texte qui a nécessairement ma préférence.

Cette attitude de lecteur, est par essence très subjective, et rend très relative toute réponse à la question posée.

Pour défendre ma position, je propose deux auteurs contemporains :

-      Annie ERNAUX

La pudeur   dans la description de la psychologie des relations familiales au sein des classes populaires (l’humiliation familiale, la déchirure progressive entre l’auteur et son père) ex "La place" (1984)

L’ironie fusant de la description de la société de consommation et de l’hypermarché "Regarde les lumières mon amour" (2016)

L’empathie à propos de l’intimité corporelle féminine "Les armoires vides" (1974), "Ce qu’ils disent ou rien" (1977), "L’évènement" (2000), "La femme gelée" (1981).

Je signale "L’écriture comme un couteau", entretien avec A. Rénaux 2011.

-      Éric VUILLARD

Le travail sur l’histoire, très documenté lui permet de recréer la vision de souffrances sociales qui sont permanentes et qui, ainsi, touchent le lecteur.

Les descriptions sont très précises, elles concernent non seulement les événements historiques, les idées mais surtout en même temps les réactions des corps des individus (voix, odeurs, blessures, …) en utilisant un vocabulaire imagé, ironique, vif, propre à communiquer sans cesse de l’émotion.

On ressent de l’empathie envers T. Münzer, héros de "La guerre des pauvres" (2018), de l’indignation, de la complicité contestataire avec l’auteur en lisant "L’ordre du jour" (2016), "14 juillet" (2016).

En fait l’histoire comme science est présente mais elle est là comme arrière-plan d'ambiance, l’essentiel est le détail de la vie quotidienne politique, religieuse, … qui a un impact sur les individus auxquels on peut s’identifier ou pas.

Je signale I. JABLONKA "L‘histoire est une littérature contemporaine".

 

 

 

Textes et références

 

La tête de Méduse – Sigmund Freud – 1922

 

Nous n'avons pas souvent tenté l'interprétation de figures mythologiques individuelles. Pour la tête coupée de la Méduse, qui provoque l'horreur, cette interprétation est à portée de main.

Décapiter = castrer. L'effroi devant la Méduse est donc effroi de la castration, rattaché à quelque chose qu'on voit. Nous connaissons cette circonstance par de nombreuses analyses, elle se produit lorsque le garçon, qui jusque-là ne voulait pas croire à la menace, aperçoit un organe adulte, entouré d'une chevelure de poils, fondamentalement de la mère.

Si les cheveux de la tête de Méduse sont si souvent figurés par l'art comme des serpents, c'est que ceux-ci proviennent à leur tour du complexe de castration et, chose remarquable, si effroyables qu'ils soient en eux-mêmes, ils servent pourtant en fait à atténuer l'horreur, car ils se substituent au pénis dont l'absence est la cause de l'horreur. Une règle technique - multiplication du symbole du pénis signifie castration - est ici confirmée.

La vue de la tête de Méduse rend rigide d'effroi, change le spectateur en pierre. Même origine tirée du complexe de castration et même changement d'affect. Car devenir rigide signifie érection, donc, dans la situation originelle, consolation apportée au spectateur. Il a encore un pénis, il s'en assure en devenant lui-même rigide.

Ce symbole de l'horreur est porté par la déesse vierge Athena sur son costume. Avec raison, car elle devient par là une femme inapprochable qui repousse toute concupiscence sexuelle.

N'exhibe-t-elle pas l'organe génital de la mère, qui provoque l'effroi ? Les Grecs, avec leur homosexualité généralement forte, ne pouvaient manquer de posséder une figuration de la femme qui repousse, et provoque l'effroi de par sa castration.

Si la tête de Méduse se substitue à la figuration de l'organe génital féminin, ou plutôt si elle isole son effet excitant l'horreur de son effet excitant le plaisir, on peut se rappeler que l'exhibition des organes génitaux est encore connue par ailleurs comme acte apotropique. Ce qui, pour soi-même, excite l'horreur, produira aussi le même effet sur l'ennemi qu'il faut repousser. Chez Rabelais, encore, le diable prend la fuite après que la femme lui ait montré sa vulve.

Le membre viril érigé sert lui aussi d'apotropaion mais en vertu d'un autre mécanisme.

L'exhibition du pénis - et de tous ses succédanés - veut dire : je n'ai pas peur de toi, je te défie, j'ai un pénis. C'est donc une autre voie pour intimider l'esprit malin.

Reste que pour soutenir sérieusement cette interprétation on devrait suivre la genèse de ce symbole d'horreur isolé, dans la mythologie des Grecs, ainsi que ses parallèles dans d'autres mythologies.

©http://www.megapsy.com/Textes/Freud/biblio092.htm

 

Entretien entre Sylvie Germain et Laure Adler

 

https://www.franceinter.fr/emissions/l-heure-bleue/l-heure-bleue-10-juin-2019

En particulier une interview de Nathalie Sarraute qui dit sa conception de ce qu’est pour elle un texte littéraire, la question du plaisir pour le lecteur qui rejoint le texte de Freud.

 

 

 

La création littéraireLe saisissement de l'écriture – Carmen Strauss-Raffy

 

            L'ouvrage de Paul-Laurent Assoun, Littérature et psychanalyse[1] montre l'intérêt que Freud a porté à la littérature. L'inventeur de la psychanalyse s'est intéressé à l'activité du "Dichter", terme traduit en français par écrivain ou poète, et qui recouvre à la fois la notion d'écrivain, de poète et d'écrivant. Il cherchait à comprendre comment le créateur littéraire engage son activité fantasmatique inconsciente dans son écriture, de façon à produire des effets d'affects sur son lecteur. Freud était intéressé à double titre : en tant que lecteur passionné de littérature, mais aussi dans un souci littéraire pour sa propre écriture. Il essayait en effet de donner un caractère artistique à ses écrits ; il tentait de rendre au mieux ses observations cliniques et ce qu'il nommait les "grandes œuvres d'art de la nature psychique".

            En 1908, paraît Der Dichter und das Phantasieren[2], diversement traduit par "le poète et le fantasmer", "la création littéraire et le rêve éveillé", "le créateur littéraire et la fantaisie". Freud s'interroge dans ce texte sur l'essence de la création littéraire, et la rapproche du jeu chez l'enfant. Celui-ci, lorsqu'il s'adonne à cette activité, crée un monde propre avec le plus grand sérieux. Le créateur littéraire crée lui aussi, avec le même sérieux, un monde de fantaisie dans lequel il engage des affects. Le jeu est abandonné à l'adolescence, mais Freud rappelle qu'on ne renonce jamais au plaisir apporté par une activité, on le remplace par autre chose. L'adolescent se tourne vers "ses fantaisies" : la rêverie, les rêves éveillés, la construction de châteaux en Espagne, la création de fantasmes. Les adultes analysés révèlent sur le divan une activité fantasmatique toujours vivace, dont ils ont plus ou moins honte. Ils la perçoivent en effet comme infantile et interdite.

            Freud montre que le fonctionnement de cette activité fantasmatique s'élabore à partir des désirs insatisfaits dont elle permet l'accomplissement. C'est une occasion du présent qui réveille un des désirs de l'individu. Elle le ramène à une expérience de l'enfance où ce désir a été accompli. Une image d'avenir, un scénario imaginaire, s'élabore sous forme de rêve éveillé, de fantaisie, de fantasme, et se présente comme l'accomplissement possible du désir. "Passé, présent, avenir donc, sont comme enfilés sur le cordeau du désir qui les traverse."[3] Pour le créateur, le désir va trouver son accomplissement dans l'œuvre littéraire. […]

            Dans ce même texte, Freud s'interroge sur l'impact d'une création littéraire sur son lecteur. Par quels moyens l'auteur réussit-il à susciter des effets d'affects sur les lecteurs ? S'il nous communiquait ses fantasmes à l'état brut, nous ne trouverions aucun plaisir à ce dévoilement. Mais grâce au travail de transformation qu'il effectue sur ce matériel pour lui donner une forme esthétique, il voile les fantasmes et séduit le lecteur par un gain de plaisir purement formel. Ce plaisir esthétique ouvre la voie au relâchement des tensions les plus profondes. L'auteur offre au lecteur la possibilité de jouir de ses propres fantasmes sans honte ni reproche. Le lecteur se trouve en quelque sorte autorisé par l'auteur à lever ses refoulements, à faire retour à l'infantile, à ses fantasmes, à sa vie pulsionnelle en toute impunité, comme dans le cas de la pratique du mot d'esprit. La création littéraire touche donc à l'infantile en sa dynamique pulsionnelle.

            Une question se pose à présent. L'activité fantasmatique est présente chez tout un chacun. Comment est-elle amenée à prendre les voies de la création littéraire ? Qu'est-ce qui pousse certains individus à entrer dans cette activité de sublimation ?

 

 



[1] ASSOUN (P. L.), Littérature et psychanalyse, Paris, Ellipses, 1996.

[2] FREUD (S.), "Le créateur littéraire et la fantaisie", in L'inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1994.

[3] Opus cité, p. 39.

Mise à jour le 26.07.19
 
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