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Virée 2024.8 - mai/juin

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A : La journaliste

M : Melissa

 

Claudine

 

A.  Bonjour Melissa Rogol.

M. Bonjour.

A.  Je vous remercie d’avoir accepté notre invitation sur cette antenne. Vous venez de publier aux Editions Char-et-Chris un livre étonnant, Sans voile ni toile. Avant de revenir sur ce titre, je voudrais parler de l’ouvrage en lui-même, de l’objet- livre. Nous connaissons bien cette maison d’édition strasbourgeoise qui produit, trop rarement à notre goût, des œuvres de qualité très soignées. Dans votre cas, la couverture du livre nous interpelle, la même illustration occupe entièrement la première et la quatrième page de la jaquette. Pourriez-vous décrire cette image pour nos auditeurs ?

M. Volontiers. Je voudrais auparavant préciser que cette illustration a été à la source de mon œuvre, et n’a pas été ajoutée a posteriori comme une explication de son contenu. En la découvrant, il m’a semblé que l’écriture s’imposait à moi, sans barrage quelconque.

 

Birgit

 

Il s’agit donc de la représentation d’une jeune femme à genoux portant sur son dos des objets qui symbolisent les attentes d'une société patriarcale, à l'endroit de l'être féminin. Ces objets empilés les uns sur les autres reflètent la vision masculine d'une vie accomplie pour une femme : vous y voyez la poussette, le chariot de courses et la casserole, tous des objets qui renvoient à une image de femme réduite à ses « obligations » – entre guillemets – de mère et de ménagère. Je disais une femme à genoux, oui mais pas dans n'importe quelle posture : elle est dans des starting-blocks. C'est une jeune femme pleine d'énergie, d'envie et d'une ambition puissante censée l'amener à sa destinée à elle, à une destination qu'elle s'est fixée elle-même, qu'elle souhaite atteindre malgré le poids qu'elle porte sur le dos ; quitte à s'en délester lorsqu'elle se redressera pour lancer sa course.

A.  Elle vous ressemble ? C'est une femme à la peau noire. Je suis un peu surprise, dois-je admettre, que vous ne l'ayez pas précisé lors de votre description.

M.  Elle a la peau brune, je suis effectivement à son image. Mais vous savez, j'ai grandi dans une communauté en Afrique centrale et durant toute la première partie de ma vie, je ne me suis nullement rendu compte de ma négritude. La couleur de peau n'était absolument pas un sujet jusqu'à mes vingt ans. Après, si, j'en ai pris conscience et j'en ai souffert par moments. Mais permettez-moi de vous interroger, auriez-vous fait le même type de remarque à une invitée de peau blanche si la couverture avait exposé une femme blanche et qu’elle aurait omis d'en parler ?

 

Anne

 

A.  Non, je vous l’avoue. D’ailleurs cette image de la femme portant le fardeau de la famille est iconique depuis une bonne cinquantaine d’années, et certes c’est plus Madame Bidochon (mais au fait a-t-elle des enfants ? pour moi, elle a un air Thénardier) qu’une candidate à la médaille d’or des J.O. Cependant plus que la couleur de la peau, ce qui m’a vraiment frappée, c’est le contraste entre la peau et les longs cheveux d’or. J’ai tout de suite pensé au recueil de Georges Forrest, La Négresse blonde – je serais incapable de vous dire qui est cette « négresse blonde », ce qu’elle fait dans l’œuvre – on peut certes penser, compte tenu de la date du livre, à une forme coloniale d’érotisme masculin. En fait, comme beaucoup de gens, je ne connais de cette œuvre que le Sonnet du Cid et son immortel dernier vers « Qu’il est joli garçon, l’assassin de Papa ». Enfin, j’ai été momentanément détournée de l’image et du livre par cette rencontre insolite.

Revenons à votre livre. Le contexte familial, suggéré par la trilogie marmot(s) – courses au supermarché plutôt qu’au stade – préparation des repas, laisse supposer que son oppresseur la tient par des liens reconnus et durables, ceux d’un mariage voulu par sa famille. C’est là que je trouve qu’il y a une erreur de distribution. Elle a tout pour réussir : d’un geste, elle rejettera tous ses fardeaux. Son corps qui évoque celui d’une nullipare – la voiture d’enfants est incongrue – est celui d’une championne appelée à la victoire. Le corps forcément lourd de sa mère aurait été plus éloquent. Elle évoque les Amazones des rois du Dahomey qui assuraient leur pouvoir et la domination de leur royaume sur les peuples voisins. Mais peut-être qu’une image qui vous aurait paru misérabiliste ne vous aurait pas inspirée.

M. Oui, je voulais écrire un livre de combat, un livre d’espoir, entraînant à l’action et une femme chargée de famille n’était pas le modèle que je voulais donner à ses lectrices. Mon héroïne se devait d’avoir une vie désirable, celle d’une femme forte.

A.  Vous dites une femme forte, mais vous pensez plus à la vierge guerrière qu’à la matriarche. Le patriarche est aujourd’hui complètement discrédité avec la structure du patriarcat, cause de tous les dysfonctionnements du monde. Les matriarches, elles, qui ont prospéré sous le patriarcat et y ont eu un pouvoir plus assuré qu’au temps du matriarcat, si jamais il a existé, ont peut-être encore un avenir. Est-ce là ce qui attend votre personnage ?

 

Catherine

 

M. Je ne suis pas sûre de vouloir poursuivre sur ce sujet patriarcat/matriarcat… Je ne me sens pas vraiment concernée par ce type de débat. Moi, ce qui m’intéresse, c’est la réalité. Ce que j’ai vécu et appris dans mon parcours de vie m’a décidée à écrire ce livre. Vous m’avez rappelé ma négritude, ok. Je suis née en Afrique dite noire, au Mali pour être plus précise. J’y ai grandi jusqu’à la fin de ma scolarité secondaire. Là-bas j’adorais courir dès que possible : pour aller à l’école à la place de prendre le bus, faire les courses au supermarché pour ma mère à l’autre bout du village, ou simplement m’en aller sur la piste vers les champs en lisière de la forêt pour travailler ma foulée tout en écoutant le chant des oiseaux et des grenouilles sous les feuilles. C’était le rêve…Plus tard, j’ai été en internat à la capitale et puis on m’a poussée à continuer ma formation en France. En arrivant, j’ai habité d’abord dans le 9.3. Pour les avantages et les inconvénients, pas besoin de vous faire un dessin ! J’ai eu heureusement la chance de poursuivre avec une bourse de sport études car j’étais déjà très forte en course à pied.

Mais au début, pour l’entraînement, ce n’était pas la joie. Avec ma copine Elodie, on ne pouvait pas vraiment courir sur les trottoirs, d’abord ils étaient souvent défoncés ou encombrés aux arrêts de bus par les files d’attente. Et puis on se faisait siffler par les gars du coin. Ce n’était pas beaucoup mieux dans le stade. La piste de course, c’était de la terre cendrée, un mélange de sable et de cailloux, grisâtre et poussiéreux. On ne pouvait pas utiliser de crampons, on ne s’enfonçait pas et on risquait de glisser. Quand il pleuvait, il y avait de grosses flaques et de la boue bizarre. Normalement une vraie piste d’athlétisme est bien tracée, non ? Et je ne parle pas de la salle de gym : des toiles d’araignées partout, de l’eau qui s’écoulait dans les coins de la toiture, des murs à moitié arrachés… les baies vitrées tellement poussiéreuses qu’on ne voyait rien à travers et qui emprisonnaient la chaleur et le froid. Le plafond était à moitié effondré et par terre les tapis de sol recouvraient un parquet tout en dénivelé. Je ne pense pas que cela ait beaucoup changé depuis… J’ai raconté tout ce parcours dans le livre, pour que les jeunes des quartiers se rendent compte que ce n’est pas normal, que ce sont des injustices qu’ils subissent, qu’ils doivent protester pour qu’on s’occupe d’eux. Mais bon, malgré les prochains JO, le poids de la vétusté ne sera pas enlevé par un coup de baguette magique…

 Sonia

 

A.  Vous évoluez dans l’analyse, je ne m’y retrouve plus, nous sommes parties de la difficulté pour les femmes d’origine africaine de réussir, dans une société très chargée sur ce sujet à tous points de vue, racial, social, misogyne, et à juste titre, pour évoquer tous les problèmes, certes très réels de ce monde inégalitaire, que maintenant vous localisez plutôt en France.

Vous parlez de la Mysogynoir spécifique ? Cette théorie repose sur l’intersectionnalité qui analyse comment les différentes identités sociales telles que la race, le genre, la classe et l’orientation sexuelle sont reliées au sein des systèmes d’oppression dans le monde, pour faire simple les blancs riches...

Est-ce cela, une vue globale mondiale que vous voulez démontrer, alors que jusqu’à présent vous parliez de vous, et j’avais surtout compris qu’il s’agissait de la charge mentale de la femme qui a non seulement les enfants, les courses, la cuisine… qui souhaite légitimement réussir dans la vie, et pour vous c’est le sport ?

Oui c’est plus difficile pour une femme africaine obligée d’émigrer en Europe, je l’admets mais dans votre cas vous avez bénéficié d’une bourse ; est ce différent pour une femme pauvre française ? Vous avez indiqué que la misogynie ne vous concernait pas vraiment, donc il s’agit surtout du racisme ; ou bien je me trompe ?

Comment une femme forte peut-elle lutter contre ce fléau ? Vous souhaitez être un exemple pour vos semblables, peut-être y a-t-il des incidents dans votre parcours qui pourraient être signalés dans cette interview ? Vous parlez de la réalité de votre vie à vous, non ? sans « voile, ni toile » cela veut bien dire à découvert ? non ?

Je sens beaucoup de colère derrière vos propos trop généralistes, et je ne voudrais pas tomber dans tous les stéréotypes de la femme noire, qui depuis l’époque esclavagiste était considérée comme « agressive dominante et masculine » ; vous retrouvez-vous dans les portraits de la chanson « Four women » de Nina Simone ? Pensez-vous pousser un cri de révolte ?

Mélissa, acceptez-vous enfin de livrer le fond de votre pensée sinon les auditeurs ne vont pas être confrontés à votre démarche…

 

Christiane

 

M. Le fond de ma pensée…. Eh bien je veux revenir sur le titre. Lorsque j’écrivais, cela ne m’a pris que quelques mois, comme une urgence, ce que j’avais en tête, ce qui me guidait et en même temps me bousculait, c’était « Mon chemin vers moi-même ». Je n’y pensais pas forcément comme à un titre, c’était plutôt comme une devise, une incantation qui s’inscrivait sur mon mur, en face de mon ordinateur en lettres épaisses et brillantes. Parfois elles vacillaient, souvent elles clignotaient. Ce chemin à retracer, ces épreuves à digérer, ces images dégradées à accepter, ces rêves à formuler, tout cela me hantait, scandait mes pas, rythmait mes journées, et tous ces mois d’écriture, j’ai été habitée, occupée, comme un territoire annexé. Je parle de grenouilles et de toiles d’araignées, de peau brune et d’espoir, vous, vous me parlez d’oppression, de traditions, de monde égalitaire. Je suis profondément touchée que mon récit suscite ces réflexions si puissantes, si fondamentales. Mais, à l’origine, ce n’était pas, bien sûr, mon ambition…

A.  Alors pourquoi puiser dans son propre destin, tragique et par là même source d’affranchissement, de rédemption pour aller vers une forme de libération ? Qui se manifeste d’ailleurs, à mon sens, par cette image qui enrobe votre ouvrage, en recto et verso, cette jeune femme concentrée dans des starting-blocks ?

M. En effet… Elle est concentrée, autant par la réalité, je l’ai dit tout à l’heure, que par l’avenir, le désir d’avenir, et quel que soit le moment dans mon récit, ce désir est redoutable, intense. Je vous ai dit tout à l’heure que c’était ma source. Et vous, vous dites que cette jeune femme a tout pour réussir… Non… J’ai trouvé cette image dans les affaires de ma grande sœur, Kadia.

A.  Elle a donc été votre inspiratrice ?

M. Oui … et non. Elle est morte, elle a disparu un jour que l’armée venait protéger le village. C’était l’aînée, joyeuse et pleine de défis, et ce jour-là une vingtaine de paysans ont été massacrés, elle est toujours là, elle me guide…

A.  Un dessin donc plein d’histoire et de mémoire….

M. Peut-être, mais aussi de blessure, de rupture, d’abandon, …

A.  Et ce titre, alors, c’est la maison d’édition qui vous l’a imposé ?

 

Charlotte

 

M. Non, nous l'avons choisi ensemble, après quelques tâtonnements. Il s'agissait de dire le rejet de toute forme d'oppression des femmes. Je crois que le public le comprend, en tout cas ce sont les retours que j'en ai.

A.  Justement, je voulais vous parler de la réception du livre. Il a été salué par la critique pour sa force, son énergie, et son style très personnel. Comment vivez-vous ce succès ?

M. Tout d'abord j'en ai été un peu surprise, car enfin le sujet n'est pas vraiment nouveau. J'en suis heureuse, évidemment, c'est une satisfaction personnelle mais c'est aussi la satisfaction d'avoir contribué, du moins je l'espère, au mouvement qui porte toute personne opprimée à chercher le chemin vers l'émancipation. Quelle que soit la forme de son oppression, patriarcale, raciale, sociale, …

A.  Qu'est-ce que l'écriture de ce livre a changé pour vous ?

M. Ecrire ce livre m'a été tout simplement nécessaire. Il me semblait qu'il fallait témoigner de mon expérience pour avancer, pour passer à autre chose. Pour ne pas ressasser, en quelque sorte. Je ne sais pas si je suis très claire … ça m'a débarrassée d'un fardeau, c'est certain. D'autant que le livre semble avoir été compris. Depuis la parution, je me sens plus disponible à d'autres choses.

A. Une dernière question : quels sont vos projets maintenant ? Continuez-vous à écrire ?

M. Je n'ai jamais cessé. Pas plus que je n'ai cessé de courir. Ces deux activités sont devenues centrales et même complémentaires dans ma vie. J'ai eu beaucoup de sollicitations depuis la parution de ce livre, en particulier de la part de personnes travaillant à l'émancipation sous toutes ses formes, et j'ai pu apporter ma contribution à certaines d'entre elles. J'ai également été contactée par des dessinateurs inspirés par l'illustration du livre, la rencontre a été passionnante, nous avons eu tout de suite envie de travailler ensemble. Je prépare avec eux un projet original… Vous me permettrez de ne pas vous en dire plus dans l'immédiat, vous en saurez plus dans quelques semaines.

A.  Eh bien nous attendons avec impatience de vous retrouver. Merci, Mélissa Rogol, pour cet entretien.

 


Virée 2024.7 - février

-         « Je me suis installé dans cette ville pour y attendre la fin du monde. Les conditions y sont inégalables. L’appartement se trouve dans une rue silencieuse. Du balcon on voit le fleuve au loin. »
-         « Le moteur d’une voiture, puis ses phares donnent l’alerte. Si ce sont les feux de la voiture d’un particulier, la tension se dissipe aussitôt. S’il s’agit d’un taxi, je ne peux plus en détourner les yeux. »
Que vous suggèrent ces fragments, tirés de Tes pas dans l’escalier d’Antonio Muñoz Molina ? Votre texte devra être rédigé SANS AUCUN POINT (excepté le final), ni POINT VIRGULE.

 

---------- groupe 1 ----------

-         «  Mais quand arrivera-t-elle la fin du monde                    aurais-je de quoi tenir jusque là                       j’ai fait des provisions, comme tout le monde, je pense, je frissonne 

-         et si j’étais mort avant               on n’est jamais sûr avec les calculs, même un grand mathématicien peut se tromper, comme celui qui se retrouvera encore vivant au jour où il aurait dû être mort que fit-il  il tricha, recommença ses calculs et au jour-dit se tua                             oui, on peut mettre fin à son existence, mais peut-on, simple individu, mettre fin au monde                 il y a bien Boris Vian et l’oncle de la Java « l’important c’est où qu’ça tombe »

-         « le fleuve un espoir peut-être, s’il peut grossir oui le fleuve se jette dans la mer alors un tsunami c’est jouable               mais les efforts humains pour créer des catastrophes naturelles demandent du temps on l’a bien vu                   c’est plus facile de jouer sur les mauvais instincts humains   je me sens si impuissant et je ne comprends rien à ces voitures qu’ont-ils ces taxis ? c’est absurde   la police politique utiliserait-elle des taxis ? c’est idiot   elle n’est pas sous-équipée

-         attendre mais quoi                    Et si je me tue maintenant       impossible   je suis pris dans un réseau, un filet mortel       ah « les conditions inégalables » avec balcon sur l’apocalypse qui sera sans dévoilement je le pressens donc pas une apocalypse       attendre                      attendre                       

 

-         attendre       je me demande si ce n’est pas suspendre le temps   alors rester sur le balcon est-ce attendre ou profiter de ce temps interrompu par l’attente   je ne sais plus et je dois avouer que peu m’importe   je suis là sur ce balcon et j’attends si l’on m’avait dit voici seulement deux jours lorsqu’Amalia est passée en coup de vent à l’appartement et qu’elle m’a annoncé que mon article avait mis le feu que les hautes sphères allaient me transformer en pâté pour chien si elle m’avait dit ou mon voisin toujours à l’affût d’une histoire croustillante ou cet imbécile de Tod de la rédaction qu’il me fallait disparaître dans un coin du monde avant que l’on me plonge dans une chappe de ciment que l’on m’embroche sur un pilône rouillé de terrain vague si on m’avait dit ça j’aurais traité tous ces braves gens de bonimenteurs de fanatiques ils savent bien tous que je suis intouchable qu’on ne me culbute pas comme ça mais voilà je suis là l’esprit délirant dans le silence de cette rue à me demander si ce fleuve peut contribuer à me faire traverser cette épreuve     à m’engloutir   j’en suis là dans la frénésie de l’attente d’une fin     la mienne sans doute   je sais que je ne peux pas rêver de celle de tous mes détracteurs ce serait une superbe vengeance et elle est hors de ma portée   alors que me reste-t-il d’autre à faire que divaguer

 

-         divaguer et attendre     je ne sais même plus quoi     la fin du monde, ou ma propre fin, ou Amalia, ou encore le dénouement de la crise qu'a suscitée mon article     mais y aura-t-il seulement un dénouement     et Amalia reviendra-t-elle, j'avais tant de choses à lui dire, elle est passée si vite     Amalia, comme si rien ne s'était passé entre nous, elle a oublié effacé gommé     mais est-ce moi qui ai rêvé     tous ces taxis me donnent le vertige     c'est peut-être Amalia, Amalia m'a-t-elle seulement tout dit     mais ça peut tout aussi bien être les ennemis que je me suis fait avec mon article     me surveillent-ils ou veulent-ils négocier ou ont-ils encore d'autres intentions, bien pires, comment savoir     j'en viens à souhaiter une issue quelle qu'elle soit     le fleuve prend des couleurs étonnantes au lever du jour, comme s'il sortait d'un rêve

-          

-         je commence à en avoir assez              de cette stupide attente             mais ai-je bien compris ce que disait Amalia              il est vrai qu’Amalia et la raison raisonnante cela a toujours fait 2                       donc toute information émanant d’Amalia ne vaut rien et ne doit en aucune façon servir de base à une prise de décision                 il faudrait bien que je finisse par me mettre cette vérité dans la tête                    et puis              sans parler d’Amalia ce n’est pas la première fois qu’on nous dit que la fin du monde est pour demain, au sens de demain = jour qui suit ce jour d’hui                    les annonçants les annonceurs les annonciateurs enfin tout ce que vous voulez           se sont jusqu’à présent toujours trompés                       rappelez-vous le type de l’Étoile mystérieuse Philipappus ou quelque chose comme cela = Zéro pointé                et le couturier de l’an 2000                 dire qu’il ne sait pas trouver un journaliste ou autre pour lui dire gentiment qu’en 1999 l’an 2000 était derrière nous à cause de l’erreur de Denis le Petit alias Dionysios Exiguus cela fait plus chic                      peut-être faudrait-il d’ailleurs dire grâce à cette erreur                 de toute façon ces oiseaux de faux augures n’ont même pas la triche élégante de ce mathématicien qui avait calculé la date de sa mort et qui se trouvant vivant le lendemain du dit jour refit ses calculs et exécuta la sentence              mais l’honnêteté et Amalia  cela fait 2.                    allons vivons comme si nous ne devions jamais mourir – nous et ce monde                    et attentons la métamorphose                merci Lucrèce               monsieur Lucrèce et non Madame

-         A bien y réfléchir       j’ai tout mon temps sur ce balcon sublime puisque je ne sais pas ce que j’attends je ne sais pas ce qui m’attend           donc à bien y réfléchir il y a une madame Lucrèce qui tombe à pic en ces instants incertains une Lucrèce qui violée par Monsieur Tarquin fils de roi se donne la mort         un acte solide définitif qui m’en met plein la vue qui titille mon amour-propre       mouais   voilà plutôt une fin     pas l’aspect intermédiaire du viol     mais la fin juste elle que je pourrais imaginer pour cette garce d’Amalia cela relèverait son niveau d’annonciatrice de zone d’inintérêt

-         je me suis assoupi, je crois, ou plutôt j'ai divagué entre éveil et rêve     c'est cette attente vaine, et peut-être aussi cette bouteille de Rioja     j'ai même imaginé la fin du monde     et Amalia n'est pas venue, elle ne reviendra pas, je le sais bien et pourtant je ne peux m'empêcher de l'attendre, de frémir à chaque taxi qui passe     et que vais-je faire maintenant     je ne peux pas rentrer avec le scandale de mes articles     mais je suis bien ici, je vais rester     je vais ranger et finir de m'installer     ensuite j'irai louer un bateau et naviguer sur le fleuve     après je ne sais pas, on verra     si la fin du monde n'est pas arrivée entretemps.


---------- groupe 2 ----------

« Je me suis installé dans cette ville pour y attendre la fin du monde. Les conditions y sont inégalables. L’appartement se trouve dans une rue silencieuse. Du balcon on voit le fleuve au loin. » Si jamais Martine doit venir me rejoindre, je la verrai arriver du bout de la rue, mais en attendant je vais m’installer à peu de frais dans cet appart pour qu’il soit habitable, en fait c’est surtout pour elle car moi je n’ai rien à y mettre et je me contente d’un toit contre la pluie, là il faut pas que je ne pense qu’à moi, elle va avoir besoin de confort, la princesse, parce qu’il est tout ce qu’il y a de plus vide, l’appart, il sent la peinture et le plâtre frais mais il n’y a pas de courants d’air, je suis vraiment content de l’avoir trouvé, je l’avais à l’œil depuis un moment, il a été récemment rénové dans un immeuble chic fin de siècle du plus vieux quartier de la ville et je m’y suis installé dare-dare ni une ni deux après ce sera la mise en vente de l’immeuble, après ce sera la fin de tout, après je partirai juste avec Martine pour toujours, remarquez avec ou sans elle, ben oui je reviens aux sources,

c’est vrai je suis né dans cette fichue ville que j’ai quittée à dix-sept ans pour faire des études à la capitale et pourtant je suis aussi parti de là-bas pour devenir paysan de l’autre côté du pays en espérant trouver la paix et retrouver mon corps à travailler la terre et qu’elle me le rende au centuple, mais je ne me pardonnerai jamais de les avoir interrompues, ces fichues études d’architecte, car maintenant je ne suis qu’un miséreux sans toit ni loi qui tire le diable par la queue à vendre dans la rue, aux rares touristes de cette ville perdue, des sacs, des ceintures et des chapeaux d’importation et j’arrive à peine à garder contact avec quelques autres pauvres hères avec qui j’ai campé encore jusqu’à hier sous le pont du fleuve, mais maintenant Martine va crécher avec moi dans ce squat jusqu’à notre départ, elle que je n’ai plus vue depuis… je ne sais plus combien d’années, j’espère que je vais la reconnaître, idem pour elle, enfin que voulez-vous, le temps passe, on ne s’améliore pas, zut voilà que je recommence à philosopher, même sans public à m’écouter déblatérer mes bêtises, et cela ne me donne pas un matelas ni des provisions, mais comme je n’ai pas d’argent, je vais aller me servir ce soir quand les magasins ferment ... j'ai faim, vraiment faim, il faut que je mange quelque chose, je ne veux, je ne peux plus céder à ces délires qui m'envahissent quand l'estomac réclame ses droits, car non ce n'était pas Martine, ce n'était pas le visage de Martine, bouche ouverte, qui flotte sur les eaux verdâtres du fleuve, cela s'est passé où exactement ? quel était le nom de ce village ? peu importe, ce n'était pas Martine, elle lui ressemblait, oui, même beaucoup, mais ce n'était pas elle, car Martine est bien vivante et elle viendra me voir bientôt, c'est pourquoi j'ai squatté cet appartement, je ne l'ai pas fait pour moi, moi, je me débrouille dans la rue, ...

non ce n'était pas Martine et ce n'était pas moi qui… aie décidé de s’installer ensemble et le pire :c’est que je ne me souviens jamais de rien car en fait t’attends qui là ? m’a demandé Estragon le pauvre type qui me sert de compagnon d’infortune et qui dégote très vite les sandwichs invendus devant le supermarket, je cherche où j’ai vu Martine pour la dernière fois peut être devant un supermarché où elle m’a fait de l’œil habillée comme une noyée courant à toute allure, oui c’est ça à ce moment une voiture puis ses phares donnent l’alerte heureusement elle n’a pas été renversée et moi j’ai vu les feux de la voiture d’un particulier et ma tension s’est aussitôt dissipée.

Non non elle ne peut pas venir en taxi maintenant bien que je ne puisse pas détourner les yeux de ces engins elle ne viendra surement pas, c’est absurde de penser autrement bien qu’un voisin nommé Drago qui squatte qui attend l’amour et la fin du monde depuis trente ans dans cet immeuble rénové m’ait fait tout un discours qui peut-être a un sens.

C’est ça du sens je veux donner du sens à ma vie d’affamé. Vite allons chercher à manger je dis à Estragon,

et là, il répond qu’il y a vraiment quelque chose qui cloche aujourd’hui chez moi, il fait nuit depuis longtemps, tout est fermé, j’ai oublié ? mais bon, il lui reste quelques sandwichs d’hier, si je les veux, lui, il ne met pas le pied dehors, trop risqué, ok, et je dévore le premier sandwich, et je me détends, le délire s’estompe, il s’en rend compte et me redemande qui j’attends là, pourquoi je reste collé à la fenêtre, j’attends Martine, tu sais Martine, cette fille avec qui j’étais et qui a disparu dans le fleuve, alors là Estragon il en reste bouche bée, mais, elle est morte, non ? qu’il me dit, même que les gendarmes ont cru que tu y étais pour quelque chose, je me rappelle très bien, c’est quoi ce truc ? et ben figure-toi qu’hier, quand on est partis du campement, y’ a un taxi qui est passé, et c’était elle, j’te jure, c’était elle qui conduisait, alors j’ai relevé le numéro du taxi, j’ai appelé la compagnie et commandé une course pour ce soir, à n’importe quelle heure, quand elle aurait fini, parce que ce serait un peu loin la destination, à l’embouchure du fleuve…

mais non, le taxi ne viendra jamais par ici, il peut pas arriver à la porte de l’immeuble… qu’est-ce que j’ai fait ? j’ai pas pensé à ça, nom d’une pipe ! c’est pour ça que c’est si calme ici, y a pas encore d’accès à la rue, c’est que du chantier en bas, on traverse la rue sur des planches qui branlent et des barricades ferment les trottoirs, le macadam est plein de trous… mais alors, Martine, comment je vais la retrouver ? c’est elle qui a dit qu’elle venait ou c’est moi qui le pense ? je ne sais plus, pourtant jamais elle ne promet sans tenir la promesse… mais alors c’est qui qui m’a répondu au téléphone ? à la compagnie quelqu’un m’a confirmé qu’elle sortirait pour travailler ce soir, donc je l’attends, pas de problème, c’est pas une erreur, faut pas croire ce que disent les poivrots du coin, ils la connaissent pas, ma Martine, ils savent pas comment elle est partie, c’est que moi qui le sais et je garde ça pour moi, car je ne voulais pas qu’elle s’en aille… je l’ai suivie pendant qu’elle remontait les escaliers du quai pour filer vers la gare, oh oui, je me suis méfié, je savais ce qu’elle voulait faire !

je vais sur le balcon et je peux bien surveiller le fleuve qui passe là-bas au bout, bien silencieux, il dira rien, lui, pas comme les copains, hein, qui savent rien mais qui causent de tout et te répondent avec des coups quand tu dis un mot de travers… eh mais voilà des phares au bout de la rue, là où on peut plus avancer ! c’est le moteur d’une voiture que j’entends, ses phares me donnent l’alerte, ouais ! ce sont les feux de la voiture d’un particulier, ouf ! ma tension se dissipe aussitôt (comme quand j’ai mangé un sandwich) et s’il s’agit d’un taxi, je ne peux plus en détourner les yeux, ouais, le voilà le taxi enfin… c’est son enseigne qui brille sur le toit ou un gyrophare avec une sirène ? je ne vois pas bien, une torche balaie la façade, elle cherche quelque chose ? elle monte les étages, c’est quoi ça ? que se passe-t-il ? pourquoi mon cœur bat autant ? j'ai déjà dit que ça n'a pas été moi, non ça n'a pas été moi ! … mieux vaut-il ne pas s'approcher de la fenêtre qui donne sur la rue pour voir ce qui se passe, non pas la peine, trop dangereux, ne pas se faire repérer ... il y a une sortie vaguement cachée par derrière, elle mène directement dans le petit maquis qui sépare les habitations des rives du fleuve, pas hésiter une seconde de plus ! je me glisse dans l'exiguë cage d'escalier de secours, faut descendre à pas de chat ! puis ouvrir la petite porte métallique de sortie sans qu'elle grince, ouf, dehors, je fonce vers le maquis, écarte les branches pour pouvoir y entrer ... des pas qui se dirigent vers le fleuve,

Une silhouette et un bruit, de femme à talons, je n’arrive pas à voir son visage, mais comment était-elle Martine, brune, blonde, grosse, mince, ma tête et mon cœur me font très mal ,comme lorsque j’ai commencé la thérapie que j’ai laissée tomber, d’ailleurs Estragon m’a sermonné car il en avait assez de mes délires, mais plus je m’enfonce dans le maquis, plus je suis certain qu’une femme m’a trahi, mais était-ce Martine, je n’ai aucune raison de fuir, il serait nécessaire d’en avoir le cœur net et de cesser de me tourmenter, de toutes façons il va falloir quitter ce squat tôt ou tard, je retourne vers l’appartement pour faire le point avec moi-même , pour réfléchir et enfin décider si Martine va ou doit me rejoindre dans cet appartement, le vide de ce lieu, qui était propice à l’attente sans me rendre compte du temps qui passait , le vide de ma vie, vont me révulser et peut être me faire sortir de cette torpeur absurde et destructrice, j’en parle avec Drago, qui a beaucoup d’expérience et qui considère qu’on doit s’en sortir avec de la parole puisqu’il n’y a rien à faire, quoi encore, me dit-il tu as fait le tour de la question, occupe-toi de chercher un nouveau toit et de dénicher de nouveaux sandwichs... pourvu qu’il ait raison,

il a sûrement raison, il faut que je retourne à l’appart, demain je me bouge, ce soir c’est trop tard, alors je laisse Drago dans son cagibi, je monte, j’entends du bruit de l’autre côté de la porte, ça parle, fort, plusieurs voix, ça y est, ça recommence mes hallucinations, je ne sais plus quoi penser, je ne sais pas quoi faire, je reste là comme un con, et la porte s’ouvre, des flics, il faut que je me barre, vite, mais ils me rattrapent, et le gradé me demande ce que je fous là, qui je suis, j’ai même pas le temps de répondre, je vois sortir Estragon, il est menotté, la gueule amochée, qu’est- ce qui se passe que je dis, et là le flic qui me raconte, ça y est, on l’a eu, des années qu’on le cherche, il va payer, enfin, ce salaud, il a cru que faire le sdf le tirerait d’affaire, alors qu’on le piste depuis des jours, et moi je comprends rien, mais je balbutie qu’est ce qu’il a fait, et ben il y en a eu des femmes dans le fleuve, là c’est fini pour lui, et moi quand j’entends ça, tout à coup je comprends, tout à coup je me souviens, je me souviens de tout, Martine courant dans les escaliers vers la gare, et moi la suivant, et je l’ai vue rejoindre Estragon, il avait fière allure, il l’a prise dans les bras, ils sont montés dans le train, et moi, je les ai suivis, je me suis caché, j’étais sonné, je les ai vus descendre du train, ah je revois le village, ils riaient, et je les ai suivis jusqu’au bord du fleuve, j’ai tout vu, ça me faisait mal, et j’ai vu qu’à un moment ça ne tournait pas rond, qu’il commençait à lui taper dessus, qu’elle criait, alors j’ai couru, mais il est costaud Estragon, il m’a donné un tel coup que je suis tombé, sur un rocher, et après, plus rien, je me suis réveillé à l’hosto, je ne me souvenais de rien, les flics m’ont interrogé, je ne me souvenais de rien, ils ont fini par me lâcher, et je me suis retrouvé à la rue, et je ne me souvenais même plus de Martine, ce n’est que de temps en temps que j’avais des flashs, comme l’histoire du taxi hier, ça s’était pas passé hier, mais il y a longtemps, et après les flics ils me disent qu’ils surveillaient l’appart depuis un bout de temps, et que c’est le coup de téléphone à la compagnie de taxis qui a fait qu’ils ont compris que c’était bon, et après je me souviens du jour où j’ai rencontré Estragon, il m’a abordé quand je faisais la manche, en fait il voulait me surveiller, il y croyait moyen à mon histoire d’amnésie, alors on est devenus « copains », le flic me raconte qu’il y en a eu des femmes jetées dans le fleuve, au moins quatre, toujours le même procédé, alors Estragon passe devant moi, nos regards se croisent et ils s’en vont et je sais maintenant que je vais pouvoir revivre.

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Virée 2023.6 - People in the sun

Texte libre à partir de :

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---------- groupe 1 ----------

Lentement, sans se parler, ils suivaient le flot des visiteurs, s’immobilisant chaque fois que la voix suave des audio-guides le leur enjoignait, obéissants, privés de pensées et de sensibilité que le flux de paroles déversées dans leurs oreilles anesthésiait, tout le contraire de ce qu’ils avaient imaginé quand ils avaient décidé qu’ils iraient sur la côte est, et que le traditionnel voyage annuel qui les réunissait depuis leur rencontre aux Beaux- Arts et maintenait au long des années un lien qu’ils essayaient encore dire d’amitié, se révèlerait insipide et décevant, comme si le temps allait défaisant, diluant.

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Sonja n’en finissait plus de marmonner dans son coin, une sorte d’écho au lénifiant commentaire de ce paysage de Max Pechstein, elle était la seule à s’efforcer d’injecter dans notre groupe un soupçon d’énergie et de partage d’intérêt ; Alexis, quant à lui, restait comme à son habitude campé dans ses certitudes, il nous avait le matin même débité un long commentaire sur l’expressionisme allemand, singeant sans vergogne le maniérisme du directeur de l’Ecole, l’insupportable Von Houten ; Olga, toute en élégante retenue, dardait son féroce regard sur les visiteuses, elle nous ferait certainement tout à l’heure la liste des attitudes à proscrire en galerie, elle s’évertuait à nous rappeler depuis des années qu’elle avait conquis un public grâce à un article, son article, le seul bien sûr, publié dans une revue furtive, World art ; et Paul, au mépris de toute courtoisie, au moins simulée, s’endormait, exhalant un léger ronflement qui venait concurrencer le monologue de nos audio-guides. Je sortis la lettre de Marian.

- - - - -

Elle était restée dans ma poche pendant tout le trajet jusqu’ici. Marian ne m’avait jamais écrit auparavant, je peux même affirmer que nous n’avions jamais été très proches. Intrigué par cette lettre arrivée juste au moment où j’allais partir, j’avais décidé de la lire dans l’avion, mais Sonja n’avait pas cessé de parler à mes côtés, empêchant toute tranquillité. Assis maintenant derrière les autres un peu à l’écart, la curiosité était devenue trop forte. J’ouvris l’enveloppe et dépliais l’unique feuille remplie d’une écriture serrée et fiévreuse. Je parcourus rapidement les quelques lignes, passant de l’étonnement à la stupeur. Il est vrai que Marian était sorti major de promo quand nous étions aux Beaux-Arts, il était doué, nous le savions tous. Mais ce que me révéla sa lettre dépassait tout ce que j’aurais pu imaginer sur lui.

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Je repliai rapidement le papier, le glissai dans l'enveloppe et la fis discrètement disparaître dans mon sac à main lorsque je vis Alex se détacher d'Olga et de Sonja et se diriger tout droit vers moi. Ce n'était vraiment pas le moment de partager le message de Marian avec qui que ce soit, encore moins avec Alex. Je ne pouvais me le cacher, je supportais de moins en moins le personnage. Sa façon de se la jouer devant tout le monde en toute circonstance avait tout pour m'exaspérer. Le voilà qui se campa devant moi.

- Et alors, Fanny ! Pourquoi traînes-tu là dans ton coin au lieu de profiter des tableaux ? Ce n'est pas pour cela que me suis plié en quatre pour synchroniser les horaires du vol, du train, de la galerie … . C'est le tout dernier jour de l'exposition, une opportunité unique. Rien que le regroupement des œuvres de Pechstein, c'est une aubaine, un feu d'artifice artistique … .

Ça y est, sa voix se déchaîna. Une tirade d'explications censées me ramener à la raison de l'art se déferla sur moi. « Brücke », « Berliner Secession », « Art dégénérée » …, une cascade de termes que j'avais du mal à relier pour en saisir un sens quelconque. J'arborai un sourire de circonstance - me semblait-il du moins, mais Alex tourna brusquement les talons, apparemment vexé par mon manque d'écoute. J'avoue que je n'attendais qu'une chose, la fin de la journée, pour que je puisse me replonger dans le courrier de Mirian. Pourquoi avait-il adressé ses nouvelles à moi et pas à quelqu'un d'autre du groupe ?

- - - - -

L’écrivain leva les yeux de son ordinateur, exaspéré. Que lui avait-il pris de donner une telle consigne d’écriture à son groupe du vendredi de l’atelier d’écriture ? Il semblait qu’ils avaient tous oublié, (combien de fois le leur avait-il répété ?), qu’il fallait soigner la cohérence du texte, respecter le style etc…, etc… Et le thème, ce si mystérieux tableau de Hooper, est-ce qu’un seul d’entre eux l’avait abordé ? Il est vrai que la première participante s’était désolée de n’avoir su envoyer que la moitié de son texte, une erreur de manipulation dans ses fichiers avait-elle dit (il se sentait bien trop patient avec ces gens, la plupart âgés, qui se piquaient d’apprendre à « écrire » pour, ensuite coucher sur papier « leurs mémoires », alors que la plupart d’entre étaient incapables de se servir correctement d’un traitement de textes). Il relit la deuxième partie de sa participation, qu’elle lui avait envoyé, morfondue, et de toutes façons trop tard : « …(un lien qu’ils essayaient encore se persuader d’amitié, se révèlerait insipide et décevant), le temps allant défaisant la complicité qui, il y a encore peu, unissait les cinq quarantenaires, remâchait Ariane en arrêtant son audio-guide, lassée de tant d’inutilité, juste à l’instant où la voix annonçait le tableau de Hopper, People in the sun, devant lequel elle s’arrêta, soudain retrouvée à elle-même, libérée de l’injonction auditive, seule face au tableau, et elle s’avança plus près, surprise et magnétisée, et elle les reconnut tous, et ne s’étonna qu’à peine qu’il lui semblât que la femme de profil tournât la tête vers elle,… », il sentait bien l’intention d’opérer une rencontre entre les visiteurs et les personnages du tableau, mais, bon, c’était raté.

- - - - -

Raté ? Peut-être pas tant que ça ! L’écrivain ne pouvait pas se résoudre à l’idée qu’il s’était planté dans ses consignes, qu’il avait surévalué la capacité de ses débutants, qu’ils étaient non seulement en panne d’imagination, mais que leur faculté à construire collectivement un récit était altérée. Et puis cette Ariane lui plaisait bien. Il l’imagina dans la salle de la galerie, mélancolique à l’idée que ce groupe soudé voici des décennies se désagrégeait, que ce voyage, le nième, au lieu d’être en quelque sorte la consécration de leur relation régulièrement consolidée, alimentée cette année par le plaisir d’être ensemble à décrypter le travail de cet artiste réaliste américain, n’était qu’une succession de moments banals, distants, indifférents. Il l’imagina en train d’ôter ses écouteurs, agacée par cette incontinence verbale en trois langues, s’arrêtant mécaniquement devant le tableau à l’énoncé de son auteur, et soudain, bluffée, abasourdie par cette composition, paralysée par cette vision troublante. Ariane figée, sans voix, la main tendue vers Alexis ou Paul, à la recherche d’un bras, d’une épaule sur laquelle s’appuyer… Oui, l’écrivain la pressentait dans l’incertitude totale, la devinait ébranlée, au bord du malaise. Il décida de réintégrer le passage oublié par erreur. Cette Ariane le taraudait, mais surtout les réactions des quatre autres et aussi le destin de ce Marian ! Il rédigea un mail en ce sens à tous les participants de son atelier.

- - - - -

 

Mes chers participants, je vois que vous vous êtes un peu mélangés les pattes dans cette histoire qui part dans tous les sens… je comprends bien qu’il ne soit pas aisé d’imaginer quelque chose en commun, c’est comme si on voulait chacun à son tour entrer dans la pensée de l’autre pour savoir où il veut en venir. Vous êtes bien partis au début, avec de vrais personnages que l’on peut presque voir bouger dans le tableau. Mais là je ne vous suis plus, vous mélangez la fantaisie avec le réel, même moi je ne m’en sors pas ! J’ai lu et relu les participations de chacun à cette virée, et j’ai dû me concentrer plusieurs fois pour savoir où vous vouliez en venir… La virée n’est qu’un jeu littéraire, c’est vrai, mais sans un minimum de cohérence on ne sait plus qui est qui et ce qui se passe dans l’histoire. C’est pourquoi je souhaiterais que vous puissiez au moins boucler chaque idée qui germe, par exemple que contenait cette lettre de Marian ?

- - - - -

Ce ne fut que trois jours plus tard qu'il reçut un retour à son lancement d'alerte littéraire. Certes, en période de vacances les réactions se font toujours au compte-gouttes.

Alors, voyons voir ce qu'elle m'écrit, cette dame, la seule de mes prosateurs à avoir trouvé nécessaire de riposter à mon intervention.

Cher maître du jeu,

Je sens bien que notre ébauche d'histoire a dû vous intriguer quelque peu malgré les commentaires sceptiques que vous pensiez indispensables à nous adresser par mél :) Si non, pourquoi auriez-vous manifester votre curiosité à l'endroit de la missive de Marian ? Alors, au nom de notre collectif – oui, nous nous sommes interconnecté.es pour remédier à vos doutes en nos capacités rédactionnelles ! L'union fait la force !!! -, j'ai le plaisir de vous dévoiler en avant-première la tournure que notre histoire est censée prendre. Bien entendu, la lettre de Marian sera la clé-de-voute de son dénouement.

En effet, figurez-vous que dans son courrier à Fanny, Marian lui dévoile qu'il s'était complètement retiré de la scène artistique, qu'il ne peignait plus, ne sculptait plus, avait cessé de rédiger des critiques dans les revues artistiques. Qu'il avait franchi ce pas, il y a une bonne dizaine d'années. Fait encore plus ébouriffant : il s'était retiré du monde profane pour devenir moine dans un cloître perdu quelque part sur les hauteurs des Abruzzes d'Italie. Ses lignes laissent entendre que ce choix correspondait à un serment qu'il s'était fait à lui-même au cas où il ne parviendrait pas à attirer vers lui la femme de sa vie, son grand amour.

Plongée dans la lecture du courrier, le soir, enfin seule, dans sa chambre d'hôtel, Fanny comprendra également que Marian, au point où il était arrivé à ce moment-là, après onze, douze années de vie reculée dans une communauté religieuse, sentait le besoin de tourner la page, de clore ce chapitre et de passer à autre chose. Peu à peu, des souvenirs remontèrent à la surface sans qu'elle eût à creuser. A l'époque de leurs études, elle était en couple, super-amoureuse de son élu. Une relation symbiotique. Elle n'avait d'yeux que pour lui, ne s'était peut-être pas rendue compte que d'autres garçons pouvaient s'intéresser à elle. Marian était toujours très présent, planait autour d'elle …

Bon, arrêtons-nous ici. Pas besoin de tout vous dévoiler !

Espérant ces révélations à la hauteur et susceptible de dissiper vos hésitations à l'égard de notre capacité à déployer notre imagination littéraire sans perdre la nécessaire maîtrise de celle-ci, notre collectif vous souhaite de belles vacances ! Profitez désormais pleinement et l'esprit tranquille en ce qui concerne vos soucis pédagogiques bien intentionnés de la lecture des grands classiques que vous admirez tant !


---------- groupe 2 ----------

« Hé, ! écoutez-moi, regardez-moi, en même temps j’interpelle Edward, que veut-il vraiment, c’est au moins la énième fois qu’il nous utilise comme ses marionnettes, oui ! je suis là : dans le coin à l’arrière, je refuse absolument de me placer en rang d’oignons, comme les autres sur leur transat standard, avec leur air figé, à regarder quoi, on se demande,

« Oui certes on est des gens au soleil, mais ça ne suffit pas, et en plus on ne voit pas le soleil, et sur quelle vue ?

Mes compagnons ont des airs supérieurs de wasp de la côte est, sauf peut-être la petite blonde à l’extrême gauche, mais pour l’instant elle est coincée ou désespérée et je n’ai pas réussi à lui parler, mais je ne perds pas espoir ;

Je suis tellement énervé par leur comportement que j’ai pris un livre pour montrer que je comptais résister et que je ne veux absolument pas leur ressembler. Mais ai-je le choix ? je suis embarqué par Edward dans une de ses scènes de théâtre ou de cinéma, mais cette fois il y a beaucoup de monde sur le plateau, et l’atmosphère a du mal, bien évidemment, à se dégeler ! »

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Drôle de type derrière moi. Il a pris un livre comme s'il ne voulait pas se contenter simplement d'être un homme au soleil. C'est pourtant ce qu'a voulu Edward. Les autres ont l'air de jouer le jeu, sauf peut-être la fille tout au bout à gauche, qui n'a pas l'air de se prélasser. Mais on ne la voit pas bien.

Edward m'a donné un coussin, je dois dire que ça me facilite les choses, ça me permet d'être celui qui joue le mieux la scène. N'ai-je pas l'air parfaitement détendu, abandonné avec béatitude à la chaleur du soleil, débarrassé de tout souci ?

Mais tout de même, rester comme ça sans rien faire, ça finit par être lassant. Et ce n'est pas le paysage qui va me captiver. Nous mettre au bord d'une route, avec vue sur un champ sans relief et des montagnes assez monotones, c'est bien une idée d'Edward.

Je devrais peut-être parler à mes compagnons, cela nous distrairait un peu. Je ne connais vraiment que le couple à ma gauche, et encore pas très bien. Je les ai croisés un soir assez tard, accoudés à un bar où j'avais mes habitudes.

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            Je ne suis pas prête de l’oublier la formidable proposition de John. Nous étions entrés dans un bar où mon actuel voisin de droite semblait être un habitué. Un snob qui se croit sorti de la cuisse de Jupiter. Il m’a tout de suite déplu. Je sais, ne me dîtes pas que quand on se satisfait d’un type comme John, on n’a pas à critiquer Costume-Gris. Je vous dirai que John au moins n’est pas bien avancé sur le chemin de la calvitie totale. Mais pourquoi suis-je en train de prendre le parti de John ? Comme je disais, c’est bien à lui que je dois d’être embarquée dans cette aventure, si on peut parler d’aventure quand on reste assis sur une terrasse cimentée dominant une route bordant un champ de blé que limite une série de petits reliefs monotones verts et gris, devenant bleus à l’horizon. Tout a commencé quand John a rencontré Mrs H., épouse d’un peintre à la recherche de célébrité et de l’argent qui va avec la renommée.

            À ce que j’ai compris, elle gère l’entreprise de peinture H., comme elle s’occuperait de celle d’un peintre en bâtiment ; elle tout l’air d’être redoutable en comptabilité. Elle a loué la maison à la terrasse, avec les sièges, nous a envoyé des instructions très précises sur ce que devions porter. À notre arrivée, elle a pris le temps de vérifier si tout était comme elle le voulait. Je dis elle, mais elle parlait de son Edward qui n’aurait pas pu peindre si un détail brisait l’harmonie. Je ne connais pas le titre du chef d’œuvre auquel nous aurons contribué. Pourquoi pas « Harmonie en gris-bleu avec une tâche de vert mis en valeur à distance par un épais trait rouge » ? Ce n’est pas le genre des titres de H. ; ils sont plus sobres. Comment ne le seraient-ils pas, puisqu’on les doit à Mrs H.

            Elle nous a installés et s’est mise à nous photographier. Une vague d’espoir m’a soulevée. Une fois que le Maître aurait les photos, il irait peindre chez lui et nous serions libres. Erreur Mr. H. peint sur le motif. Et cet imbécile de John qui a signé le contrat pour nous deux.

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Boon ! je sens que Jessica, ma chère épouse, accepte enfin la situation. Pas facile de l’amadouer, elle a son caractère et n’aime pas du tout être commandée. Je l’avais signalé à Mrs H. mais celle-ci était sûre d’arriver à ses fins. Enfin, c’est ce que j’ai dit à Jess pour la calmer : « ma chère, ce n’est pas dramatique de rester immobile un instant, ce sera juste le temps que Mrs H prenne les photos ! Vous pouvez faire cela. Après, libre à vous de prolonger ou non la pose en contemplant le paysage. Souvenez-vous que le grand, le célèbre Edward immortalise notre groupe sur sa toile et que vous êtes absolument impériale. Vous y apparaîtrez avec votre plus beau profil, le droit (quelle chance !), sous le chapeau de paille d’Italie que je vous ai offert à Naples l’an dernier pour notre voyage de noces… Vous serez sublime, croyez-moi. Mais vous pouvez aussi bien, chère âme à mon cœur, quitter cette chaise trop dure et aller vous détendre au bar de l’hôtel. Les canapés sont très confortables et l’atmosphère est climatisée. Je vous accompagnerai bien sûr pour vous tenir compagnie, si vous le voulez…

Entre nous, je trouve ces collines devant nous absolument sinistres. Il n’y a vraiment rien à admirer, la solitude sauvage de ces terrils stériles me désole et m’ennuie ((eh oui, vous m’inspirez cette poésie !)… Je commence à comprendre. C’est bien pour cela que le tour opérateur nous a emmenés ici, au milieu de nulle part : c’est bien pour faire plaisir à Edward Hopper, ce fameux peintre esthète et capricieux. Mais tout est bon marché à ce voyage organisé : étapes pourries d’un voyage pourri dans une région pourrie et déshéritée. On nous vantait la redécouverte du patrimoine social et culturel de ce coin de pays qui a été la Cocagne du siècle dernier ! Eh bien, c’est raté ! On s’ennuie, mais qu’est-ce qu’on s’ennuie ! Et par dessus le marché, voilà une séance de pose qu’on avait omis de nous signaler bien sûr. Je soupçonne la Cie de se faire de l’argent sur notre dos. Mais enfin, pourquoi diable et par quelle magie E.H. pourrait-il rendre intéressant notre petit groupe dans un environnement aussi déprimant ?

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C’est insupportable d’entendre mes compagnons soi-disant d’infortune, se plaindre de tenir la pose, peinture ou photo ?? ils l’ont cherché, d’ailleurs, ils ont déjà participé à une multitude de scènes.

Celles-ci sont devenues célèbres dans le monde entier grâce à leurs silhouettes si originales dans un environnement si mystérieux et silencieux.

Au surplus, je refuse de critiquer JO (sephine) HOPPER, elle n’a guère le choix, non plus, elle est à la merci de son époux, qui s’est comporté comme un super macho ! j’aimerais parler de toute cette œuvre et de sa construction si complexe avec mes compagnons vissés sur leur transat. Et ainsi leur expliquer mon ressentiment pour Edward mais aussi mon immense admiration pour le sens de sa peinture.

Pour se faire, J’essaie vainement d’attirer l’attention de la femme blonde sur l’extrême gauche : on voit à peine son visage, je n’ose pas croire .., mais oui ! C’est sans doute JO, qui est à toutes les sauces sur tous les tableaux, en jeune, en vieille, dans tous les styles et surtout dans toutes lumières. ! Tentez tous d’appeler son attention

Il faudrait la faire parler, rien que pour estimer ce qu’elle pense vraiment de toutes ces séances

Ces entretiens, cette spontanéité croisée, pourraient, peut-être, permettre de découvrir le secret de ces toiles qui nous fascinent, alors que pour l’instant nous exprimons l’ennui et le désenchantement.

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Je commence à m'ennuyer pour de bon. Le type derrière moi, là, avec son livre, je ne le vois pas, mais il bouge de plus en plus, ça pourrait bien être des mouvements d'impatience – ou de mécontentement ? On dirait qu'il veut appeler l'attention de quelqu'un, peut-être bien la femme blonde à gauche. Je me demande bien qui elle est et ce qu'il peut lui vouloir.

Mais quelle importance. Ce qui compte pour Edward, c'est bien notre indifférence, notre façon d'être là sans y être, notre présence absente. Enfin c'est comme ça que je vois les choses. D'ailleurs il a fait bien des tableaux sans personne, juste des paysages ou des architectures. Comme s'il voulait peindre le vide, ou la solitude, enfin quelque chose d'assez mélancolique, me semble-t-il.

En tout cas ce n'est pas ici que je vais faire des rencontres intéressantes. Quand je pense à notre incroyable histoire avec Tess, qui posait avec moi dans l'appartement à New-York, je m'en veux, je n'aurais jamais dû la quitter. S'il n'y avait pas eu l'aventure avec la fille du bureau de nuit, je serais encore avec elle. J'y repense de plus en plus souvent. C'est décidé, après la séance de pose, je me mets à sa recherche. C'était il y a longtemps, mais elle n'a pas pu oublier.

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Je ne supporte plus John. Je vais le quitter, en laissant là mon chapeau de paille d’Italie avec mes illusions napolitaines. Non je ne vais pas le quitter pour Calvitie Prononcée, quand même. Ni pour le Bigleux du dernier rang, un œil sur son bouquin et l’autre sur la Blondinette, ce qui entraîne bien des contorsions et l’énervement de C.P. Non, non, fini l’asservissement aux machos. Essayons la douce sororité, mille fois supérieure à la trop vantée fraternité.

Mais je pourrais … mais oui … Mrs H. plutôt que la fade Blondinette.

Dans ce cas, il y a 2 options :

1. Mrs H. (Jo ou Joséphine, si vous y tenez) et moi partons ensemble. Que va faire Mr. H. plaqué par son Assistance (et accessoirement Muse et modèle de complément) ? Jo peut exister sans lui. Mais lui le peut-il sans elle ? Cependant quelle responsabilité face à l’histoire de l’art, aux amateurs de tableaux, aux musées… Toutes ces œuvres qui n’existeront pas à cause de moi et qui auraient pu susciter d’immenses queues aux portes des musées.

2. Nous partons tous les trois, Ed, Jo et moi. Je déborde d’idées, je vais dynamiser l’œuvre de Mr. H. Il genre de genre, abandonne son réalisme tristounet pour le fantastique délirant. Le succès, phénoménal, est au rendez vous. Le trio magique de la nouvelle peinture, c’est nous.

Vais-je me lever ? rejoindre Jo et Ed ?

- - - - -

Mais pourquoi diable est-ce qu’ils bougent comme ça ?! Ils croient peut-être que je ne vois pas leurs manèges d’approche depuis tout à l’heure ? Incapables de rester distants, je leur avais dit : vous devez être froids, imperméables… Je ne comprends pas ! J’ai pourtant été clair. OK, ils prennent le soleil, donc il fait bien chaud, mais ça c’est dehors. Je veux qu’ils respectent le silence et qu’ils se sentent seuls : je veux sentir une certaine froideur intérieure. Ils doivent attendre sans savoir quoi. Je veux ce contraste. Ils s’agitent trop, cela me déconcentre et je n’arrive plus à rêver le bout de mon pinceau. Ils se figurent que je ne remarque rien ou ils me prennent pour un idiot ! Je ne peux pas entendre ce qu’ils se murmurent, les coquins, mais je sais lire sur les lèvres. Je vois bien qu’ils fomentent entre eux quelque révolte intestine. Je ne veux pas qu’ils se parlent, sinon ils vont échanger des émotions. Je sens qu’il y en a déjà une, la mémère au chapeau, tiens, qui va se lever. Ça sera le fourbi et tout l’agencement sera à recommencer. C’est insupportable. Jamais ils ne reprendront la même pose et les expressions du visage, parlons-en ! Jo les avait pourtant bien prévenus : pas de gestes, pas de paroles, immobilité et concentration parfaite, qu’ils respectent le temps qu’il me faut pour sentir l’atmosphère, esquisser les attitudes, poser les jeux d’ombres et surtout fixer la tension qui règne sur la scène. Ils n’ont rien d’autre à faire… Bigre de bougre, ce n’est pourtant pas difficile !

Jo, ma chère, venez plus près. Vous allez me montrer les photos prises dans votre Polaroïd. Oui, je crois en effet qu’elles vont me suffire pour poursuivre à l’atelier. Je n’en peux plus, nos figurants sont insupportables, ils ont f… en l’air ma belle humeur de ce matin. Pour le dire en un mot, je ne peux plus les voir en peinture ! Je ferai mon tableau sans eux. Vous leur paierez seulement la moitié prévue, hein ! il ne faut quand même pas qu’ils se croient indispensables. Aidez-moi à ramasser mes affaires. J’en ai assez, partons !//



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Virée 2023.5 - octobre

Forme épistolaire (au choix, échange ou une seule lettre) à partir de l'incipit : "Mon cher éditeur et ami. Vous devez recevoir en ce jour l'hommage de bien fervents voeux de bonne santé, longue vie, et prospérité" (Lettre à Gaston Gallimard du 1er janvier 1953 de L.F. Destouches).

---------- groupe 1 ----------

Mon cher éditeur et ami.

Vous devez recevoir en ce jour l’hommage de bien fervents vœux de bonne santé, longue vie, et prospérité. 

Je suis fort étonné, à la lecture de votre dernière missive, d’entendre que les choses vont si mal dans votre petite maison d’édition. Vous ne l’aviez nullement évoqué lors de nos derniers échanges. Et vous m’apprenez que la publication de mon dernier livre connaîtra des retards importants. Je ne puis que vous rappeler que nous sommes à la fin de l’été et que la rentrée littéraire s’approche à grands pas. Ce retard impactera terriblement la publication et la vente de ce livre auquel j’ai consacré plusieurs années de ma vie.

Mon cher ami, vous n’êtes pas sans savoir que le médecin ne me donnait plus beaucoup de mois à vivre. Ce livre est pour moi un projet de toute une vie, même si j’ai eu le bonheur de publier d’autres écrits, toujours fidèlement dans votre petite maison d’édition. Je souhaiterais vivement voir la publication de ce livre de mon vivant. Je me permettrais de vous rappeler que notre cercle de connaissances et d’amis, à moi et mon épouse, est très large, et je peux vous assurer que je ferai tout mon possible pour vous aider à affronter les soucis que traverse votre maison d’édition, quelle que soit leur nature. Si vous pouviez m’en dire davantage, je saurais peut-être ce que je pourrais faire pour vous apporter mon soutien.

Recevez mes salutations les meilleures, et dans l’attente de vous lire,

Votre dévoué Henri de l’Huillier

*****

Mon cher ami,

Je peux vous assurer que la publication de votre livre me tient à cœur autant qu’à vous. Il est tout simplement remarquable, et je comprends votre déception.

Vous me demandez quels sont les problèmes que rencontre ma maison d’édition. Eh bien soit, voici la chose. J’ai publié en mai « Requiem pour un scarabée » de Xavier Lefrançois. L’avez-vous lu ? L’échange de lettres du chapitre 3 serait l’exacte transcription des échanges entre le ministre Gaspard de la Salière et sa maîtresse, ce que je ne pouvais deviner. Ajoutez à cela que le ministre aurait vu dans le personnage féminin du roman un portrait à l’acide de sa maîtresse. Ne m’intéressant aucunement aux amours licites ou illicites des uns et des autres, je n’ai rien vu.

Toujours est-il que depuis, le ministre actionne tous ses leviers pour me mettre des bâtons dans les roues et nuire à ma maison.

Je ne sais comment me défendre, ni quel soutien vous pouvez m’apporter. Faut-il attaquer l’auteur ? Convaincre le ministre de ma bonne foi ? Parvenir à l’évincer lors du remaniement ministériel qu’on dit imminent ? Il m’en coûte de penser à des choses aussi viles, je voudrais n’avoir à penser qu’à la littérature.

Cher ami, si vous pouviez m’aider, ou au moins me conseiller utilement, je vous en aurais une reconnaissance infinie.

Votre dévoué Adrien Delage

*****

Mon cher ami,

Je comprends que cette affaire pèse sur votre esprit et j'en suis navré.

Cependant, permettez-moi - tout en excusant ma franchise – de ne vous pas cacher mon étonnement que celle-ci pèse également sur votre agenda au point de retarder la publication de mon livre. Toutefois, je vous ai proposé mon aide et je tiendrai parole, mon soutien sera sans faille.

Personnellement, je n'ai pas encore eu le loisir de découvrir le nouvel ouvrage de mon illustre confrère, mais il est sur le chevet de ma chère épouse qui, elle, a bien avancé dans sa lecture. Elle m'a assuré que, en ce qui la concerne, elle n'aurait nullement soupçonné l'existence d'un lien entre le contenu de la partie correspondance du roman et les conquêtes galantes de Monsieur le ministre de la Salière. (Peu étonnant, puisqu'elle n'est nullement au courant de la correspondance intime du Monsieur le ministre !) D'ailleurs que celui-ci contienne sa colère, car si par malheur des bruits parviennent aux oreilles de la presse, il risquera de devenir l'objet de toutes les risées.

Pour revenir au cœur de votre affaire, en en discutant avec mon épouse hier soir, elle eut une idée assez maligne, il faut l'admettre. Ce qui plus est, elle me semble bien la seule qui puisse vous sortir du pétrin. Elle se résume ainsi : faire de la copie l'original et de l'original la copie. Vous voyez où je veux venir ? Il suffirait « d'antédater » la genèse de l'œuvre ! C'est-à-dire, il faudra faire circuler l'idée que cette embarrassante correspondance constitue l'embryon même du roman autour duquel durant de longues années l'auteur aurait rodé avant de construire le corps de l'histoire. Ainsi, d'emblée une rambarde sera érigée contre toute rumeur susceptible de pénétrer tôt ou tard dans l'espace public, et surtout, Monsieur le ministre aura tout intérêt à arrêter de vous embêter !

La mise en œuvre du plan tiendra bien entendu à la condition majeure que Monsieur Lefrançois accepte de placer quelques mots sur cet aspect de son ouvrage dans un entretien arrangé avec le magazine Belles-Lettres. Je me chargerai personnellement de cet arrangement, car vous devrez absolument demeurer hors du jeu pour éviter tout soupçon d'être mêlé à l'affaire.

Quant à la prise de contact avec Monsieur Lefrançois, vous n'êtes pas à ignorer le caractère très réservé - pour le dire avec tact - de nos rapports. Mon épouse cependant est en lien amical avec Madame, et elle est prête a lui adresser une missive pour qu'elle convainque son époux d'accepter la démarche proposée. Je m'interroge d'ailleurs sur le mobile qui a poussé Xavier Lefrançois à commettre cette maladresse. Avait-il des rancunes quelconques ? A-t-il des ambitions politiques et voudrait les atteindre sur le dos de la littérature ? Et Dieu, comment a-t-il pu se procurer ces lettres ??

Je pressens que toutes ces questions pourront vite s'éclaircir dans les échanges que nous allons avoir. Soyez rassuré, cher ami, ce jour-même mon épouse adressera la missive à Madame Lefrançois. Il va de soi que je ne manquerai pas à vous tenir au courant de toute nouveauté.

En espérant que la perspective prometteuse que suscite mon plan apaisera vos inquiétudes, je vous pris d'accepter, cher ami, mes estimes et mes sympathies.

Votre plume, fidèle et dévouée,

Henri de l’Huillier

*****

Henri, cher écrivain collaborateur, ami fidèle et bienfaiteur potentiel,

Comment vous décrire le fol espoir qui m’étreint à vous lire ? Quel soulagement, je respire ! Vous me laissez entrevoir enfin la sortie honorable d’un tunnel éditorial dans lequel je croyais m’être pour longtemps fourvoyé car je me retrouvais sans pouvoir désavouer mon engagement avec vous. Et que dire si je devais humainement opérer un retour en arrière sur mon activité de professionnel de la chose éditoriale, vous vous rendez compte, moi qui possède depuis cinquante ans un savoir et des compétences spécifiques, le savoir éditer… Sans vous, mon destin sombre dans l’opprobre et mon sort devient fatal !

Nous en revenons donc, grâce à vous et en définitive, à une banale affaire d’égratignure du contrat matrimonial telle que l’auteur du délit (tout bon écrivain hélas déjà édité qu’il soit - pardonnez mon mouvement d’humeur) pourrait prétendre l’avoir gardé par devers lui pendant des années avant de se décider à l’intégrer dans son « Requiem » … Cette idée est tout simplement géniale. Il ne reste qu’à ces charmantes dames à se mettre d’accord pour manipuler avec tact et sang-froid les caractères susceptibles de ces deux personnages, tant du côté de Xavier L. (un Espagnol facilement ombrageux, vous en savez quelque chose !) que de celui, encore nettement plus délicat, il faut l’avouer, d’un Ministre chatouilleux comme tous les hommes politiques de sa réputation d’honorabilité…

Pensez-vous pouvoir vous faire remettre par votre épouse (si cela ne vous paraît pas abusif ?) un compte-rendu en substance de leurs échanges dès que ceux-ci auront été enclenchés – et m’en faire part dès que possible ? Je tiens à ma réputation, moi aussi, et ne supporterais pas que mes affaires, ni les vôtres, en souffrent !

Nous avons besoin tous les deux que votre ouvrage qui doit absolument être publié, Chroniques d’une histoire ordinaire, vienne attirer tous les regards des spécialistes et aussi du grand public pour devenir le succès de la rentrée. Maintenant que les nuages des difficultés peuvent se disperser, il est temps que vous m’en disiez un peu plus, comme nous l’avions prévu, sur ces précieuses archives que vous avez découvertes pour achever le livre.

Je vous baise les mains et vous assure de mon infinie gratitude

Votre Adrien reconnaissant

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Mon cher ami,

Voilà bientôt deux semaines écoulées depuis notre dernier échange. Je suis affreusement désolé de ne pas vous avoir écrit plus tôt pour vous tenir au courant des tentatives de ma chère épouse auprès de Madame Lefrançois. Il s’avère que je suis de plus en plus souffrant, j’ai été alité ces derniers jours et je ne peux m’empêcher de penser que je ne verrais peut-être pas de mon vivant la publication de mon livre, ce qui m’attriste profondément. Cependant, je peux avec plaisir vous relater les échanges de ces deux dames.

 

Comme par un heureux hasard, au lieu de devoir envoyer une missive à Mme L., mon épouse fût invitée chez elle avec d’autres dames pour une soirée de jeux de cartes. Elle souffla donc à Mme L. qu’elle avait quelque chose à lui dire de la plus haute importance, et lui exposa son idée dès que les autres dames étaient parties. Mais n’ayez crainte, cher ami, mon épouse est très habile dans ce genre de situations. C’est avec grand tact qu’elle lui relata les tenants et les aboutissants du problème, non sans quelques appréhensions, ne sachant pas trop quelle serait la réaction de Mme L. aux avis parfois fluctuants. Mais quelle ne fût sa surprise de voir son amie s’enthousiasmer pour cette idée géniale ! En effet, c’est une dame très cultivée et elle est une grande lectrice de mes livres. Mon épouse lui ayant évoqué quelques bribes de mon nouvel ouvrage il y a de cela quelque temps, Mme L. lui affirma qu’elle ne souhaitait rien de plus en ce moment que de voir mon livre publié pour pouvoir le lire ! Elle s’est donc complètement ralliée à cette idée et a promis de faire tout son possible pour convaincre son époux.

Voilà où nous en sommes aujourd’hui, mon épouse devrait la voir prochainement à une soirée chez des amis communs et en saura plus à ce moment-là. Je ne manquerai pas de vous informer des tentatives de Mme L. auprès de son Xavier pour le convaincre d’accepter l’entretien que je me chargerai d’arranger avec le magazine Belles-Lettres tel que je vous l’avais promis.

Quant à Chroniques d’une histoire ordinaire et aux précieuses archives que j’ai découvertes pour achever le livre, je ne puis vous en dire plus hélas… Il y a des raisons qui m’obligent à garder cela secret… J’ai souhaité conserver sous scellé l’histoire de ces recherches, et j’ai demandé que personne n’en prenne connaissance de mon vivant…

Je vous tiendrai au courant dès que j’en saurai plus concernant Xavier L.

Votre ami pour toujours Henri de l’Huillier

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Cher ami,

Je m'empresse de vous écrire après l'incroyable nouvelle que nous a annoncée la presse de ce matin. Je ne sais qu'en penser, il me semble qu'elle devrait servir nos intérêts à tous, mais sommes-nous certains d'avoir eu tous les éléments de la situation ? Vous qui êtes au plus près de l'événement par l'intermédiaire de votre épouse, en savez-vous davantage que ce que les journalistes nous relatent ?

J'espère très sincèrement que vous allez mieux, et ne veux plus rien savoir de vos fameuses archives, si les connaître veut dire que vous n'êtes plus. Cher ami, prenez soin de votre santé.

J'attends avec impatience de vos nouvelles.

Sincèrement vôtre,

Adrien Delage

*****

Cher ami,

Vous avez alors comme moi lu la presse de ce jour. En effet, il semble que Monsieur le ministre de la Salière sera obligé de démissionner ! On lui rapproche des pratiques malhonnêtes dans le cadre de l'affaire Hochschild. J'e n'ai malheureusement pas plus d'éléments que vous. Il se peut très bien qu'il s'agit d'une manœuvre politique mise en scène pour se débarrasser du personnage. Mais cela nous importe peu, n'est-ce pas, pourvu qu'il s'en aille ! Si cela se confirme, c'est en effet une excellente nouvelle. Privé de son statut de ministre, quel type de pression pourra-t-il encore exercer sur votre maison ? Je dirais aucun !

En attendant confirmation, cher ami, j'ai une historiette croustillante à vous rapporter, en intime lien avec la crise que votre maison d'édition est en train de traverser. Tendez bien l'oreille à ce qui suit : mon épouse, curieuse de nature – un penchant bien féminin ! - s'est obstinée à élucider les circonstances qui ont pu faire acheminer la correspondance galante du ministre entre les mains de mon confrère.

Dans cette intention, elle s'est enfilée dans des cercles qui d'ordinaire ne sont nullement les nôtres. Figurez-vous qu'elle s'est fait inviter à un salon littéraire de seconde classe pressentant qu'elle pourrait y retrouver l'actuelle favorite de notre ministre. Son intuition ne l'a point trompée. Cette demoiselle faisait bel et bien partie des invités, et, selon les dires de ma chère épouse, durant toute la soirée, elle n'aurait eu de cesse de se vanter de ses talents littéraires. (Talents complètement inexistants en réalité ! vous vous en doutez bien.) Qui plus est, elle affirma avoir soumis des extraits de son « art » pour appréciation à un écrivain de grand renommé dont elle refusa de révéler l'identité. Bien entendu, - comment aurait-il pu être autrement ! – cet écrivain lui aurait fait un retour élogieux sur la qualité littéraire de son gribouillage. Plus tard dans la soirée, mon épouse est parvenue à s'échanger en aparté avec elle et apprit ainsi qu'il se serait agi de textes « inspirés de l'éros et de l'amour ». Mon épouse en a déduit que la fille dans sa vanité eut dû commettre l'imprudence de partager sa correspondance amoureuse avec Monsieur Xavier Lefrançois !! ...

Cher ami, bien que l'heure soit à l'optimisme, ne nous réjouissons pas trop tôt. En attendant ce que le destin veut bien nous réserver, il me paraît opportun de jouer la carte de la sécurité, à savoir de poursuivre notre plan originel d'autant plus que Xavier Lefrançois, à en croire mon épouse toujours à la manœuvre, semble sensible à notre proposition. Il se serait rendu compte qu'il eut joué avec le feu …

Je ne souhaite pas vous quitter sans partager avec vous une autre bonne nouvelle. Mon état de santé, si désespérant il y a encore quelques semaines, s'est beaucoup amélioré ces derniers jours. Est-ce signe d'une guérison ? Je n'ose l'espérer.

En tout état de cause, n'hésitez pas à me faire connaître votre réaction aux renseignements que je vous ai apportés.

En attente de vous lire, soyez salué par votre dévoué

Henri de l’Huillier

*****

Monsieur,

Non, je ne vous appellerai plus mon ami, je vous répudie comme écrivain préféré !... Je romps ici définitivement et unilatéralement mon contrat avec vous. Me voilà ruiné, ma réputation et mes finances avec ! C’est donc peut-être cela que vous vouliez en fait !

Et ne venez surtout pas vous étonner de ma décision. J’en ai vraiment plus qu’assez de tous vos imbroglios ! L’impensable, l’insupportable est arrivé et, malgré quelques signes discrets qui nourrissaient mes soupçons, je ne voulais pas en tenir compte, car je ne voulais pas encore y croire… Malheureuses épouses plus idiotes que des autruches ! Comment pouvait-on leur faire confiance ? Leurs minables manipulations se sont retournées contre celui qu’elles devaient protéger : MOI. La campagne de dénigrement qu’elles ont provoquée, s’est évidemment acharnée contre moi, je suis définitivement ridiculisé aux yeux de tous.

Que ces stupides femmes impies soient vouées aux gémonies, que le diable les emporte, elles et leurs messes basses qui ont en réalité tout dévoilé : tsunami d’ignobles racontars, la boue licencieuse est venue salir mon nom et mon activité. Je ne puis recourir à de quelconques explications qui pourraient me justifier, la rumeur malveillante qui court sur moi étouffe toute protestation de bonne foi…

Je suis la risée de tous, le comble de l’infamie a été atteint. Il fallait donc que je vive encore cela !... Je pars à l’étranger, j’ai liquidé tous mes dossiers et transféré mes affaires dans un paradis où plus personne ne me verra plus. Quant à votre livre, je l’emporte, sans le détruire mais sans le publier non plus. Et de là où je serai, je veillerai à ce qu’il ne paraisse jamais – vous entendez JAMAIS !


---------- groupe 2 ----------

Ch.

Mon cher éditeur et ami.

Vous devez recevoir en ce jour l'hommage de bien fervents vœux de bonne santé, longue vie, et prospérité. Je vous imagine sans peine au milieu d’une foule d’admirateurs et d’admiratrices conviés de longue date par votre fidèle et complice assistante Léonie. Souriant, de ce sourire à la fois énigmatique et rapace, bien campé dans vos bottes Chelsea en cuir fauve, que nous avions dégottées du temps de notre collaboration éphémère chez un chausseur mondain d’une vieille rue de Florence voici une éternité, dites-vous bien que je ne regrette pas ce temps-là, votre férocité n’avait d’égal que votre avarice, et j’ai toujours adoré les brumes sur l’Arno, elles m’ont fait Dieu merci ! choisir finalement la vraie littérature. Vous serrez des mains manucurées et gourmandes, vous effleurez des joues pomponnées et ballotantes, vous étreignez des bustes raidis et lustrés, vous faites le pitre devant un aréopage de groupies, attirées moins par votre carrière énigmatique que par les petits fours du traiteur Capdevielle, celui par qui le scandale arrive à Bordeaux ! Je vous vois, un pied nonchalamment posé sur le rebord du parapet de votre Beneteau de 13 mètres, acquis sans doute en paiement d’une quelconque de vos faveurs, un verre de votre Aperol napolitain à la main, tentant de persuader l’une de vos fans de participer à la croisière Save the kids que vous avez imaginée pour sortir la tête haute de cette période quelque peu déroutante, je vous observe et je sens dans vos gestes que quelque chose, malgré tout, vous oppresse ! Car vous ne partez pas, vous fuyez, n’est-ce pas cher ami ?

*****

S.

Mon cher auteur... (quelques jours plus tard)

J’ai trouvé quelques minutes pour vous répondre : pourquoi raillez-vous, réglez-vous des comptes ?

Il n’existait plus de contentieux entre nous, après tout ce temps écoulé et vos vœux de retraite sont bien peu aimables, pourquoi ? même s’il est de bon ton de souligner l’éternelle dialectique cruelle entre un auteur et son éditeur, cela n’a plus aucun sens entre nous.

Vous êtes devenu, enfin vous le croyez, un vrai romancier, qui « fait de la vraie littérature ».

Et vous semblez avoir oublié le passé, nos débuts difficiles, ensemble : il fut un temps où vous écriviez n’importe quoi, vos romans étaient plus creux que des Harlequin.

Il m’a fallu toute mon énergie de futur écrivain ou éditeur (je ne savais pas encore à l’époque) pour vous coacher et tirer de ces phrases insipides et vulgaires un début de roman, potable ; c’est pourquoi il est injuste et prétentieux de votre part de rappeler une avarice, que je ne pouvais avoir : nous n’avions rien, ni l’un ni l’autre.

Vous comme moi, nous trichions, nous vivions d’expédients, il a fallu donner le change pour construire un réseau qui m’a permis d’ouvrir une toute petite maison d’édition, c’était pratiquement une boîte aux lettres à Bordeaux, et après beaucoup de travail…

Votre premier roman (écrit par moi en fait) fut un petit succès commercial et à partir de là, vous m’avez laissé tomber et vous vous êtes vendu à une maison qui ne faisait que du commercial   ou vous avez pratiqué l’autoédition car vous n’étiez évidemment pas sûr que vos manuscrits seraient pris….

*****

A.

Mon cher éditeur (si l’on peut dire !) [par retour du courrier, le cachet de la poste faisant foi]

Votre réponse que je n’attendais pas (je dois l’avouer) m’a quelque peu diverti. J’y ai retrouvé un je ne sais quoi de la prose de « Tante Léonie » qui a toujours su vous tirer des embarras causés par votre balourdise.

Vous avez écrit « mon » premier roman que vous trouvâtes bon / généreux / jouissif (choisissez) de m’attribuer – je pense que vous singiez alors ce prolixe écrivain qui donna à l’amante qu’il quittait un roman « prêt à signer », en cadeau de rupture (elle sut en faire bon usage, plus futée que moi, sans nul doute). À la réflexion, il n’était pas si réussi que cela et vous le saviez.

Oui, j’ai fait du « commercial », ce qui a ses contraintes : le SAV y est plus exigeant qu’ailleurs, on n’y aime pas les caprices. J’ai acquis une connaissance des sous-préfectures et de leurs hypermarchés qui me sert pour un grand œuvre en cours. Mais chut ! le moment n’est pas encore venu d’en parler.

J’avais cru, innocent que j’étais, trouver en vous « une belle âme », mais vous n’être qu’un philistin, qu’un grossier béotien. Vous m’aviez pris pour Lucien Chardon qui ne fut jamais qu’un second choix pour qui pensait faire de grandes choses avec un Rastignac. C’est vrai qu’à l’époque j’avais un charmant minois. Les Illusions perdues m’ont ouvert les yeux, et plus encore Splendeurs et misères des courtisanes. Vous n’êtes pas de la race des Vautrin, vous êtes de celle des Camusot, vous sentez la boutique.

Me répondrez- vous ? mais qu’aurez-vous à me dire ?

Le « Camusot » vous fera-t-il réagir ? saurez-vous être digne de nos rêves de jadis ?

Plein d’espoir, j’attends votre prochaine lettre.

*****

Cl

Mon pauvre ami,

Que de provocations inutiles ! Devrais-je reprendre une à une vos contradictions ? Je n’ai plus guère envie de perdre mon temps.

Mais sachez tout de même que je ne vois plus guère en vous qu’un écrivaillon amer, rancunier, un raté en somme. Un bellâtre qui croit pouvoir se donner des grands airs en agitant des remugles du passé, sous des menaces à peine voilées. Que croyez- vous que je craigne ? Vous imaginez-vous que j’ai oublié que ce premier roman, écrit à trois en réalité, était la transcription de nos turpitudes d’alors ? Je n’en suis pas fier, je reconnais que nos agissements de l’époque sont aujourd’hui qualifiés d’abjects. J’ai ouvert les yeux, et j’essaie de réparer.

Que décrivions- nous dans ce premier roman ? Allez, soyez honnête : « notre » stratégie de séduction, son fonctionnement parfait : votre « joli petit minois » angélique, auquel je n’avais su résister moi-même, nous servait de leurre pour attraper dans nos filets ces jeunes gens, ces ragazzi auxquels nous faisions miroiter un avenir différent de celui qui leur échoirait. « Séduit(s) et abandonné(s) » …

Et puis, il y eut Léon. Léon, grâce à qui nous avons écrit ce livre… Reconnaissez qu’encore maintenant, vous n’avez pas tourné la page… « Léonie », « Tante Léonie » !!! Qui de nous deux est le béotien ?

Léon était différent, il s’était pris au jeu, nous avait éblouis, moi surtout je le reconnais. Son intelligence, son appétit de vivre (don ou grâce de vivre ?), son dévouement… sa beauté… C’était trop, vous n’avez su le supporter.

Cessez de parler au nom de l’écrivain que vous croyez être, vous n’êtes qu’un homme jaloux.

Et vous ne me faites pas peur. Brisons-là.

*****

C.

Très cher éditeur indigné !

Ah là là, combien vos propos me réjouissent et suscitent un émoi depuis longtemps enfoui, un sentiment d’effervescence plein d’enthousiasme ! Oui, homme jaloux et écrivaillon médiocre ! Je le suis et le revendique. Ou plutôt je le fus. Je l’avais oublié en effet ce Léon, sa petite gueule d’ange, ses propos bafouant l’ordre et la morale, mais il semblerait que vous en ayez davantage fait les frais que moi ! Non, il m’a peu ému, je lui avais affecté la fonction de virgule, il ne m’a été qu’utile, sans regret. Certes j’avoue que mon style a peiné à trouver un lectorat, même pas fidèle, mais au moins curieux, ce n’est pas faute pourtant d’avoir tenté des diversions. Vous rappelez-vous vos conseils diaboliques ? Un soir sur le stand du salon de Mons, après deux bonnes bouteilles de Péket, nous en avions décliné la méthode, U2P, Usurper-Plagier-Piller. Nos récents échanges manifestent sans conteste de votre part une capacité intacte de nuire ! Rappeler nos errances, dévoiler nos complaisances, railler nos insuffisances, tout cela vous soulage, mais ne vous dédouane pas de vos propres turpitudes ! Car sous ce tissu d’amabilités, y glissez-vous votre incroyable potentiel à faire capoter tout projet ? Vous êtes ordinaire et vous quitter ne m’a coûté en rien, cela m’a donné l’occasion de mesurer votre mesquine prétention. Mais voilà ! A l’aube d’une retraite chancelante, vous m’apitoyez, je retrouve votre pédanterie, votre outrecuidance me ravit. Il ne vous en faut pas beaucoup à vous non plus pour vous sentir fouetté. Car je viens vers vous pour cela. Après tout ce temps, oui. Voyez-vous nous n’en avons pas fini vous et moi. Il se pourrait bien qu’un destin innocent nous lie, malgré nous. Je me doutais bien qu’il fallait pousser un peu loin le bouchon pour que nous ressortions la cavalerie de nos aigreurs réciproques. Vérifier qu’elles nous animaient toujours avec autant de vivacité ! Je me fiche de ce que nous avons été. Je n’ai pas beaucoup changé, me direz-vous. Allez, cela vous excite ? Je l’espère !

*****

S.

Cher auteur,

Je continue la correspondance car il faut changer de ton, j’ai honte moi-même de ma dernière lettre « écrivaillon amer, rancunier, raté bellâtre, remugles. » alors que plein de contradiction, je disais dans le même temps mon désir de réparer, de réparer quoi, vraiment je ne sais même plus. !

Nous sommes vieux ,et avons beaucoup travaillé dans un domaine sacré pour certains ,envié pour d’autres : le livre .Ce monde risque de disparaître en raison de l’évolution de nos sociétés ,de la baisse du niveau littéraire général, du moins en France ,des nouvelles technologies auxquelles nos enfants sont addicts ,sans ouvrir une seule feuille imprimée et nos professions seront au même rang que celles de crieur public, de schlittier, d’allumeur de réverbères, ou encore de télégraphiste dans quelques temps

Donc il serait préférable de se serrer un peu les coudes et de cesser nos vieilles querelles qui sont liées à nos rapports de forces constants

. Certes près de la moitié des éditeurs tablent sur une perte de revenus entre 40% et 60%, mais les auteurs. ….Cette boulimie d’écrire tout et n’importe quoi, bientôt sur toutes sortes de supports, développant plutôt des souvenirs et souvent avec un ego démesuré, engendre des quantités de documents sans intérêt et également souvent invendables. Une mort assurée pour les livres et pour nous !

Tout cela est vrai, mais ne nous concernent que modérément ; seulement ce climat de jungle permanente, devrait personnellement nous assagir, et nous autoriser à se souvenir de notre passé commun, et enfin mettre en valeur notre petite humanité ; Normalement l’évocation de ce passé conduit à la nostalgie et à la pacification des sentiments …pas pour toi ? qui est venu cependant assister à mon pot de départ,

Vois-tu le passé autrement qu’en cynique inconditionnel ?

*****

A

Cher éditeur, ancien ami et … ?

Le temps passe ; il a passé. Nous sommes vieux, tu as raison. Prêts pour écrire des mémoires d’Outre-Tombe. Nos vies sont certes moins remplies que celle de François-René : point d’exil américain ; point d’ambassade, point de ministère … et les amours qu’en dire … Ne cherchons point à rivaliser avec lui.

Pour en revenir à la triste et présente réalité, puisque ta lettre aborde, en passant, la question de ma présence à ton pot de départ, j’ai passé en revue un certain nombre de ces « fêtes » auxquelles j’ai naguère assisté : ne nous leurrons-pas, la présence de telle ou tel n’est pas toujours, loin de là, liée à l’amitié qu’elle ou qu’il éprouvait pour celui qui quittait le groupe. On peut y aller pour voir qui sera là et qui n’y sera pas. On peut aussi attendre les vacheries qui peuvent sortir de la bouche des orateurs, aussi bien de ceux qui ont organisé cette réunion que de celui qui en est l’objet. Dans ce domaine il est des pots qui marquent : si l’usage est de ne rien dire de fâcheux dans les oraisons funèbres, on oublie rarement alors que celui qui part est encore vivant. On peut plus matériellement y aller pour les boissons et l’accompagnement qui pourront alimenter les propos longtemps, s’ils ne répondaient pas à ce qu’on était en droit d’attendre. Passons, passons : les souvenirs de pots de départ se pressent … je souris, je ris … Mais il faut aller de l’avant.

Je me suis installé confortablement ; j’ai mis de la musique instrumentale : quand il y a des paroles, je cherche à les saisir et je ne suis pas en mesure de me séparer entre un moi entouré de musique et un moi agissant. J’aurais pu certes mettre le Château de Barbe-Bleue ou Boris Goudounov. Cependant je connais la progression de l’œuvre et je guetterais … Aujourd’hui je n’ai pas besoin de me dynamiser comme A. qui m’avoua un jour avoir un truc pour la correction des copies : trois ou quatre copies, une Polonaise de Chopin, et on repart après avoir fait le plein d’énergie.

Le calme. Je ferme les yeux. Je laisse le passé envahir l’espace. Je sais quand ce moment s’achèvera, j’arrêterai l’écoute et je me mettrai à écrire. Je n’ignore pas les risques que nous allons courir. Quand nous étions amis… Titre provisoire de notre prochain livre. J’en commence l’écriture, tu l’éditeras, nous le dédierons à Léon. Qu’en penses-tu ?

*****

Très cher,

Et bien soit. J’accepte ta proposition. Bouclons la boucle.

Tes lettres ont éveillé en moi tant de contrariété et de ressentiment qu’il a bien fallu prendre conscience que je m’étais pris au jeu de me mentir à moi-même, depuis toujours. Quelle importance, me dirais-tu ! Je me regarde encore le nombril, quelle originalité ! Quel homme vieillissant ne se retourne pas sur sa vie et contemple ses méfaits ?

Mais là, c’est différent. Il s’agit d’écrire et de publier. Tout bien réfléchi, je suis bien fat de critiquer cette littérature actuelle d’auto- fiction, n’est- ce pas ? Pourquoi se gausser ? La médiocrité est le lot de presque tous, toi et moi y compris. Acceptons-la. Revendiquons-la.

Tu as raison, rappelons ensemble nos errances, dévoilons nos complaisances, raillons nos insuffisances : je te propose de réécrire notre/ton premier roman. Il sera en tout état de cause moins niais.

Et cette fois… sans tricher, et sans nous plagier nous-mêmes.

Préparons-nous aux ricanements des critiques, aux cris d’orfraies de notre petit monde, aux attaques en justice, qui sait ? Il nous faudra affronter la censure sociale d’aujourd’hui…

Saurions-nous nous retrouver à Florence ? Trop kitsch, vraiment. Et notre Florence n’existe plus. Je te laisse décider de la suite à donner…

Ton ami et éditeur.



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Virée 2023.4 - juin - La bague

Un récit de souvenirs ou d'histoire ou un conte à partir d'un objet ancien, plutôt 19e.

L’objet est cette bague, montée d'un grenat, accompagné de deux demi-perles d'eau douce. Elle est ornée sur l’anneau de deux volutes feuillagées qui viennent encadrer la pierre. Elle porte pour poinçon une coquille St Jacques qui est le Poinçon de contrôle pour l’or 14 carats.
Époque XIXe siècle.

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Solange estima que cela suffisait, elle avait rempli son devoir familial en s’arrêtant chez ses cousines, aux Granges, une fois l’été, elle pouvait leur accorder cela. Elles n’avaient pas grand-chose en commun, mais bon, c’était la famille. Depuis leur retraite, les deux sœurs vivaient dans le même appartement à Saint Etienne, partageaient un quotidien frugal, se déplaçaient peu, et passaient leur été à Tarnat, dans cette vieille masure sans charme de quatre pièces que leur avait laissé leur père, garde forestier. Elles étaient toutes les trois dans le salon-bureau-salle à manger, encore plus encombré qu’à l’accoutumée, d’objets, de journaux, de boîtes en plastique, de vaisselle, de serviettes, de fleurs en papier, il y en avait partout, même la fenêtre était protégée par trois épaisseurs de tulle, et il avait fallu dégager le canapé sur lequel Solange allait s’asseoir d’un poste de radio, de plusieurs grandes enveloppes kraft, d’un plateau sur lequel séchaient des champignons. Un sirop de pêche avait été servi, dégusté et commenté. Yvonne, photo à l’appui tirée d’un des classeurs numérotés qui surchargeaient la table ronde près du placard à liqueurs, venait, comme à son habitude, de tracer la vie d’un de leurs ancêtres, là il s’agissait de Sœur Léontine, une arrière-grand-tante au nième degré, qui, avant d’entrer dans les ordres, avait travaillé comme gouvernante dans une famille du coin et avait été engrossée par le châtelain. On aurait ainsi un vague arrière-cousin de plus… Solange avait déjà eu à subir cette histoire, elle connaissait la passion de sa cousine pour les fouilles domestiques. Elle commençait à rassembler ses affaires, Yvonne l’arrêta d’un geste,

-          Avant que tu partes, on a quelque chose pour toi. Madeleine, monte dans la chambre chercher le paquet sur la tablette,

Madeleine, qui n’ouvrait que rarement la bouche, ou lorsqu’elle l’ouvrait c’était en écho de son aînée, fulmina :

-          TU as quelque chose pour elle ! et elle sortit en frappant délibérément fort sa canne sur le linoléum,

-          Quelque chose pour moi ? Mais pourquoi ? Solange était intriguée, il n’y avait aucune raison à cela,

-          Y’a pas de raison… !

-          Et puis je sais que t’aimes ça…

-          Mais Madeleine… ?

-          T’occupe pas, tu la connais, elle ronchonne tout le temps,

Une claudication bruyante dans l’escalier annonça le retour de Madeleine qui jeta sur la table, près du coude de sa sœur, un sachet en tissu de velours bleu retenu par un cordon. Yvonne le prit, l’ouvrit et tendit à Solange une bague.

-          Elle appartenait à ta marraine…

-          Elle est superbe ! Mais ??

Solange regarda la bague, l’essaya, elle lui allait parfaitement à l’annulaire droit. C’était comme si cette bague était faite pour elle. Sa marraine ? Elle ne l’avait pas revue depuis qu’elle était partie faire ses études loin de la famille et de son entourage proche.

-          Mais… pourquoi me la donne-t-elle ? Pourquoi ne m’a-t-elle pas contactée directement ?

-          Ta marraine est décédée il y a deux mois, Solange. On avait oublié de t’en parler parce qu’on pensait que tu devais être au courant.

-          Pourtant elle n’était pas tellement âgée ? La soixantaine il me semble ?

-          Oui effectivement, elle venait d’avoir soixante ans l’année dernière. Elle souffrait d’une tumeur à l’estomac qui l’a emportée de manière assez foudroyante.

-          Oh comme c’est triste ! Elle était tellement gentille ! J’ai un peu mauvaise conscience de ne pas l’avoir contactée depuis si longtemps… et elle me laisse cette superbe bague ! Elle est magnifique ! Elle a l’air assez ancien ?

Yvonne et Madeleine échangèrent un regard. Celui de Madeleine était sombre.

-          Euh… c’est une bague qui vaut une petite fortune apparemment, répondit Yvonne. Tant d’un point de vue financier qu’historique et aussi sentimental. Elle aurait appartenu à une riche famille juive au 19ème siècle, et la grand-mère maternelle de ta marraine l’aurait reçue de cette famille quand elle avait été déportée en 1943. La mère de famille pensait la laisser en sûreté et revenir la chercher quand la guerre serait finie… mais malheureusement ils ne sont jamais revenus.

-          Oh ! Quelle histoire incroyable ! J’ai toujours été attirée par les objets qui ont une histoire. Vous pourriez m’en dire plus ? Ma marraine l’aurait donc hérité de sa grand-mère et gardé pendant toutes ces années ? Je ne l’avais jamais vue la porter… et pourquoi me revient-elle maintenant ?

Un malaise envahissait Solange. Elle allait hériter de la faute de la grand-mère de sa marraine, de la faute de cette dernière qui avait accepté un bien auquel ni l’une ni l’autre n’avait droit. Elles s’étaient livrées, sans en être conscientes, à acte malhonnête. Sans en être conscientes ? Était-ce bien vrai ? Ne serait-ce pas l’explication de cette bague jamais portée ? Ainsi personne ne posait de question, ravivant des souvenirs qu’elles préféraient ne pas avoir. Solange entrevit une possibilité d’échapper à un destin de receleuse – qui ne serait désormais plus innocente – de l’équivalent familial d’un bien MNR. Elle avait vu récemment une exposition à Strasbourg sur ce sujet et avait été frappée par les différences de comportement au niveau le plus haut entre ceux qui pensaient qu’un butin sur l’ennemi est une prise honorable et ceux qui cherchaient à rendre les biens à leurs légitimes propriétaires, mais aussi par le souci plus ou moins exigeant, selon les structures culturelles, de rechercher les héritiers pour leur rendre un bien de famille.

Elle se redressa et regardant bien ses cousines :

            - Allons, du nerf, cousines. Nous allons mener l’enquête et retrouver des membres de la famille de la propriétaire de la bague. Premier stade : retrouver l’identité de cette personne grâce aux papiers de ma marraine et de sa famille. Quand nous aurons le nom et l’adresse, deuxième étape : les cousins, petits-cousins … de la dame à la bague. Troisième étape : la remise de la bague à une lointaine descendante de celle qui fut la première à la porter.

            Il y a une voie, celle des Stolpersteine, les pavés de mémoire, c’est plus expressif en allemand, ces pierres sur lesquelles on bute et qui rappellent que vivait là il y a quelque quatre-vingts ans, quelqu’un. Il y a quatre ans j’ai assisté à la pose de tels monuments du souvenir, des petits cubes de ciment recouverts d’une plaque de laiton avec le nom d’une personne ou d’une famille et la date de disparition. Une façon de redonner toute leur dignité humaine à ces victimes d’une politique d’extermination. Je ne sais pas si nous arriverons au terme de cette entreprise, mais j’espère que nous collecterons assez d’informations pour former un récit de vie de cette femme. Si nous ne trouvons pas de membres de la famille, je donnerai la bague au Musée d’Histoire du Judaïsme avec une notice, une manière de dire « cette personne a existé ; elle a porté cette bague ». Voyez-vous, si cette dame était rentrée, si la grand-mère de ma marraine lui avait rendu la bague et si elle lui avait dit de la garder en souvenir, je l’aurais portée, même si je n’ai pas l’impression qu’elle avait vraiment de quoi être reconnaissante.

Allons, suivons le chemin que nous indiquera cette bague.

Et c’est ainsi qu’après plusieurs mois de recherches minutieuses, mais hélas souvent décevantes, d’abord dans les rues où on repérait déjà les noms de celles et ceux qui avaient motivé certains pavés de mémoire, puis auprès des historiens de l’association qui gérait les recherches et les poses, mais aussi dans les registres des documents à la BNU, et dans ceux de la communauté juive d’Alsace. Et c’est dans les registres poussiéreux de la petite communauté de Rosheim que Solange a enfin trouvé les papiers qui l’intéressaient, actes de naissance puis de mariage de « la dame à la bague » … C’était une certaine Adélaïde Meyer, fille de Gertrude Kauffmann et de Jean-Jacques Bendelmann. Née en 1900, elle avait grandi à Rosenwiller. Ses parents possédaient une exploitation agricole et avaient eu encore deux autres filles. Elle s’était mariée en 1925 avec Simon Meyer, plombier à Rosheim. Aucun avis de décès de l’un ou l’autre époux ne figurait dans le registre communal, et pas non plus d’un quelconque héritier : ils n’auraient pas eu d’enfants ? …

Le cœur battant et les mains tremblantes d’excitation, Solange a photographié non sans mal les papiers jaunis et craquants, avec la permission et sous l’œil sévère de la vieille Salomé W. bibliothécaire responsable des archives. Mais Salomé ne pouvait (ou ne voulait ?) rien dire sur le devenir de cette famille. Et de toute façon il n’y avait plus de Bendelmann à Rosheim. Et des Meyer, il y en avait partout, même des Simon Meyer ! Elle allait avoir du mal à trouver. Il valait mieux s’adresser aux historiens de l’association pour trouver d’autres renseignements. Ce sont eux qui pourraient certainement l’aider.

Solange se rendait compte qu’elle tenait le bon bout et que l’aiguille commençait à pointer de la botte de foin. Elle ne s’est pas laissé décourager par le discours aigri de la vieille rabat-joie. Il serait maintenant plus facile d’en savoir davantage sur le destin tragique de cette Adélaïde Bendelmann-Meyer. Elle se voyait déjà à la cérémonie officielle de remise en grande pompe du coffret avec la bague devant un parterre de personnalités souriantes et reconnaissantes de sa généreuse restitution… Son nom à elle, Solange Ratier, figurerait sur le cartouche, en-dessous du texte explicatif de l’histoire de ce magnifique bijou.

Elle leur avait promis et s’est dépêchée de téléphoner à ses deux cousines.

Solange appela ses deux cousines, La conversation se déroula avec hautparleur ; comme à son ordinaire Yvonne lui fit fête, heureuse des nouvelles, Madeleine beaucoup plus réservée et apparemment contrariée, l’interpella brutalement sur la procédure suivie pour découvrir l’existence d’Adelaïde Meyer :

- comment peux-tu savoir que cette personne était bien la propriétaire en 1943 (une telle bague n’est vraiment pas un objet détenu par les juifs ruraux) et ne sais-tu pas que les certificats de décès des personnes déportées ont été évidemment établis très tardivement et que bien souvent les communes ne s’en soucient guère si aucune famille ne s’est manifestée, donc, il est normal que tu ne voies aucune transcription. ??

Solange se souvint subitement qu’Yvonne était une spécialiste de généalogie et comprit que, peut-être, elle avait blessé sa cousine en ne lui demandant aucun conseil.et en fonçant tête baissée dans toutes les directions, qui pour l’instant, se dirigeaient vers une impasse.

Et, d’ailleurs, Yvonne elle-même, renchérit et poursuivit avec une parole docte : « il faudrait déjà vérifier la date et le lieu du décès et je te signale que le plus simple pour un premier tri est de consulter le portail du Centre de Documentation du Mémorial de la Shoah de Paris pour obtenir des   informations nominatives relatives aux personnes juives déportées de France, là tu verras bien ! Tu pourrais vérifier, si par hasard ces personnes sont parties avec des enfants même adulte, à mon avis, peut être seulement grands ados en 1943 »

« Et après il faudrait procéder à une recherche d’héritiers comme les notaires le font en passant par un généalogiste. Il faudrait établir l’arbre des lignées issues de ses parents qui selon tes recherches ont eu deux autres filles Kauffmann-Bendelmann

« Tu as encore pas mal de travail » dit, alors Madeleine ironiquement …Mais en Alsace il y a beaucoup de sites de Généalogie, même des cercles de généalogie juive, tu peux aussi passer par un appel sur le compte Facebook du site du Judaïsme Alsacien, souvent très efficace !

Solange sentait que la tête lui tournait ... elle s’estimait un peu dépassée par l’ampleur de la tâche   mais n’osait pas solliciter sa cousine très pro dans ce domaine pour faire le travail à sa place. Celle-ci ne l’avait d’ailleurs pas proposé, et elle ne se voyait pas lui demander, le ton d’Yvonne ayant brutalement changé. Où avait-elle mis les pieds ??

Solange se demandait maintenant, vraiment, si elle devait remuer tout ce passé ; n’était-ce pas un peu ambitieux ?

Un peu désemparée par les réactions de ses cousines, ne sachant que faire, elle décida de laisser momentanément les choses en l'état et ne poursuivit pas ses recherches. D'autant qu'elle avait à boucler au travail un dossier particulièrement épineux, avant les prochaines vacances. Mais la bague ne quittait pas ses pensées, régulièrement elle la sortait de sa pochette de velours et rêvassait, imaginant toutes sortes d'histoires.

Elle venait de terminer son dossier et commençait la liste des choses à faire pour les vacances quand elle reçut un appel téléphonique inattendu. C'était la vieille Salomé W. de la commune de Rosheim. Un homme était venu consulter les mêmes archives, il s'intéressait lui aussi à Adélaïde Meyer ; il avait été surpris d'apprendre qu'il n'était pas le premier – je ne voulais pas le lui dire, ça ne me regarde pas, mais ça m'a échappé – ; Salomé W. avait refusé de lui donner les coordonnées de Solange – quelle indiscrétion, vous vous rendez compte – mais avait fini par accepter, devant son obstination – vous comprenez, ce n'est pas mon travail et ce n'est pas mes affaires – de transmettre à Solange ses coordonnées à lui, avec sa demande insistante qu'elle prenne contact avec lui.

-          Je vous remercie, Madame. Vous avez bien fait, je vous suis infiniment reconnaissante. Attendez, je cherche juste un bout de papier … voilà, je vous écoute, Madame.

Solange nota fébrilement nom et numéro de téléphone de « l’homme de l’archive » : Raphaël Weiss, 07 53 89 71 40, répéta deux fois les chiffres pour s’assurer de les avoir correctement notés, puis raccrocha, non sans avoir à nouveau remercié Salomé de son geste de messagère.

Un long soupir lui échappa lorsque, submergée par l’émotion, elle s’affala dans le fauteuil le plus proche du salon, le papier avec les coordonnées dans une main, le téléphone dans l’autre. Quelle nouvelle ! Mais quelle nouvelle !! Une piste !!? Y aurait-il un lien entre la bague de laquelle elle avait – contre son gré - hérité et l’investigation de ce monsieur ? Sans s’en rendre compte, ses pensées glissèrent vers Yvonne et Madeleine. Comment auraient-elles réagi face à ce rebond si inattendu ? La réticence que ses cousines lui avaient réservée au moment où elle avait sérieusement commencé à traduire son projet de recherche en actes lui revint à l’esprit - bizarre quand-même …. Son regard s’accrocha au nom écrit sur le papier. Weiss, un nom typiquement juif …. Raphaël Weiss, … un descendant d’Adelaïde ??

Mais Solange, qu’est-ce que tu es en train d’imaginer ! Arrête de fantasmer ! se rappela-t-elle à l’ordre. Mille et une raisons sans rapport aucun avec la bague pourraient expliquer l’intérêt de ce monsieur pour Adelaïde Meyer. Afin d’en avoir le cœur net, il fallait le contacter !

Elle se ressaisit, réactiva son mobile et, le cœur palpitant, fit le numéro de Monsieur Weiss.

Mais, la voix sibylline d’Orange l’informe, qu’il n’y a pas d’abonné au n° que vous avez demandé...Elle vérifie que le n° inscrit sur son papier est correcte, le recompose...et de nouveau « il n’y a pas d’abonné au n° que vous avez demandé. » ...

Solange appelle Salomé W. de Rosheim, qui lui confirme que c’est bien ce n° que lui a donné ce Monsieur Samuel Weiss, qu’elle n’a d’ailleurs pas revu depuis.

Ce répondeur automatique d’Orange est-ce la voix du destin ? ...Certainement, pourquoi courir après un passé qui ne la concernait pas vraiment ?

Sa marraine, très affectionnée, dont tous les souvenirs qu’elle en avait, n’étaient que doux et chaleureux, lui avait laissé en héritage cette bague. Ce bijou reflétait la relation qu’elles avaient eu toutes les deux pendant des années, et l’essentiel se trouvait, incontestablement là !

Peu importe, que cette bague se soit promenée d’une main à une autre pendant près de deux cents ans. Maintenant elle la possédait, pour un certain temps, et il n’y avait pas à chercher le pourquoi du comment !



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Virée 2023.3 - mai - C'est le moment de croire ...
Incipit
"C'est le moment de croire que j'entends des pas dans le corridor, dit Bernard."

- C'est le moment de croire que j'entends des pas dans le corridor, dit Bernard. Une touche espiègle résonna dans son annonce.
- C'est moi, chérie. La silhouette élégante de Marie se pointa dans l'entrée du salon.
- Quelle journée horrible ! Elle posa un baiser rapide sur les lèvres de son compagnon, balança son sac à main Lacoste sur un des fauteuils et se laissa tomber dans le canapé. Le regard tendre et compassionnel de Bernard suivit son mouvement. Ancien pilote de ligne, il avait pu profiter d'un départ à la retraite à 55 ans. Ainsi, heureux retraité depuis peu, il appréciait le confort et le luxe de disposer de son temps selon ses aspirations du moment, et il en profiter pleinement ! Marie par contre, directrice des ventes dans une grande société internationale, avait encore quelques années devant elle avant de pouvoir partager sa bonne fortune.
Des journées “horribles”, "épouvantables", "de merdouille" ..., Bernard avait l'habitude d'entendre de telles expressions de la bouche de sa compagne de vie.
- Raconte-moi tout, Marinita.
- Et tu me donneras ta version à toi par la suite ?
- Mais bien entendu ! Enfin, j'essaierai, je ferai de mon mieux.
Ils s'étaient en effet inventé un jeu à deux pour doper le moral de Marie, celui-ci parfois plombé par des journées de travail particulièrement pesantes. Elle lui racontait les mésaventures subies le jour-même, ce qui lui procurait déjà un premier soulagement. Ensuite c'était à Bernard de reprendre des éléments de son récit pour en délivrer une version embellie, burlesque, fofolle, ... selon ses inspirations du moment. Bien entendu, sa narration à lui des supplices vécus par Marie pouvait s'écarter des kilomètres de la réalité des choses, mais c’était justement ce qui plaisait à sa chérie

 Se soutenir entre conjoint, c’est normal pensait Bernard mais Marie exigeait vraiment trop de lui ; une fois de plus il angoissait d’entendre ses histoires de bureau, ses rivalités de sous -chef ou de compétition féminine, et en plus il fallait la rassurer sur ces bêtises en faisant le clown

Marie ne se rendait pas compte qu’elle se dévalorisait en racontant des histoires de rien, ces mesquineries du temps de travail et à force de se montrer sous ce jour, ridicule et ingrate (elle avait, quand même un poste intéressant avec responsabilité et rémunération) Il se détachait d’elle, la jugeant superficielle ;

Il était inquiet car il voyait que sa compagne ne se rendait pas compte de son état d’esprit ; certes il avait joué le jeu un moment, mais cela commençait vraiment à suffire, Comment lui faire comprendre et ne plus perdre son temps à la rassurer de façon comique ; et comme si elle était une enfant..

Il ne se sentait d’ailleurs pas le talent d’un auteur humoristique et de surcroît, il était honteux de caricaturer des collègues de travail de Marie qu’il n’avait jamais rencontrés. Ce n’étaient que des fables d’enfant.

Donc il commença ce soir-là à se dédire et lui expliqua doucement qu’elle devait se détendre autrement en rentrant du travail...

Marie, allongée sur le sofa son 3e verre de Pinot noir à la main, sentait la tension dans le dos de Bernard. Une heure. Cela faisait une heure qu’il l’avait embarquée dans des « Tu te souviens ? », « Tu te rappelles quand Jean-Pierre et Marielle étaient… ? », « Et puis le soir où on s’est … », une farandole de souvenirs. Il l’avait tout bonnement transportée des années auparavant, avec force gestes et mimiques. A son retour, il l’avait surprise, l’avait prise par les épaules, l’avait guidée vers le canapé, invitée à s’asseoir confortablement et un doigt sur la bouche lui avait intimé le silence pendant qu’il était allé déboucher une bouteille de Pinot noir qu’ils avaient rapidement sifflée, et puis une autre… Bernard flottait un peu, légèrement pompette, en général il aimait bien cet état, mais là quelque chose le retenait. Lui serrait le ventre. Marie n’avait pas l’air d’avoir apprécié ses digressions, son détour par la fameuse soirée du premier baiser, au Ranch, alors que, stagiaire à la base aérienne d’Entzheim après l’ENAC, il fêtait dignement son futur poste. Cette fille en longue robe bleu nuit l’avait hypnotisé, tant son corps se mouvait comme une liane souple, lascive, au rythme du groupe Procol Harum. En fin de soirée, elle s’était laissé enlacer et ils avaient dansé tous deux longtemps. Résultat ? Il se sentait ridicule, un peu honteux, pathétique même ! L’avait-il émue ? Choquée ? Tant pis ! Ce qu’il voulait vraiment maintenant c’était absolument retrouver A whiter shade of pale, dans la pile de ses 45 tours qu’il conservait religieusement dans sa bibliothèque, et inviter Marie à danser. Ne penser à rien d’autre, se concentrer sur les étagères… trouver ce p… de disque !

Marie jubilait sur le sofa. Le Pinot noir était bon, ce léger étourdissement éloignait la pression de sa journée, elle se cala plus confortablement, repliant les jambes sous elle, faillit pouffer à voir Bernard s’agiter et grommeler là-bas, mais se retint, elle ne devait pas lui faciliter la tâche, mais faire durer la tension. C’est ce qu’elles avaient convenu. Marie n'en revenait pas ! Elle qui était connue pour être une vraie carpe sur sa vie personnelle avait, quelques jours plus tôt à la cantine, lessivée par une réunion interminable avec le service marketing, où cette grande gueule de Romuald l’avait quasiment traitée d’incapable – quand il pouvait baver sur elle il ne s’en privait pas, il la voulait tellement sa place – juste dit quelque chose comme « Super ma vie de chiotte ! Super mon couple planplan ! Pffft ! Faut que ça bouge, tout ça ! », ce qui avait beaucoup fait rire sa collègue de la compta, dont elle appréciait, derrière la rigueur et l’honnêteté, un esprit frondeur sans bornes. Elle se remémora mot pour mot le plan qu’elle et Irène donc, avaient concocté depuis. La première phase fonctionnait apparemment à merveille !

Mais, maintenant sur place, à la maison et en y réfléchissant, ce plan, comme souvent les plans élaborés par ceux qui ne sont pas concernés et qui font croire à un échappatoire, était simplement «foireux»!

Tout en regardant Bernard s'échiner à trouver ce disque, qui ne ferait qu'apporter un peu plus de nostalgie à la situation s'il devait être retrouvé, elle venait de réaliser que cette existence, son existence, n'était absolument plus possible, et qu'elle devait se décider à prendre la décision de faire voler en éclat, ce train-train sans perspective aucune.

Sur un plan théorique, les choses paraissaient faisables : pas d'enfants, à qui donner des explications, inexplicables et non recevables par eux, et des revenus corrects pour elle, comme pour lui. Donc, pourquoi ne pas oser autre chose, une autre vie !...

C'est fou, pensa-t-elle, tout ce qui peut s'imaginer en quelques minutes ! Chambouler tout... pendant que Bernard, chercher son disque un peu convulsivement, ne sachant pas se qui se tramer derrière son dos, bien que partie prenante, pour moitié dans l'affaire !

Quand il l'aurait trouvé, et qu'il se retournerait, satisfait d'avoir dénicher son « trésor », elle ne devrait pas tergiverser. Il fallait, calmement comme si elle avait réfléchi à cette décision de puis des lustres, que c'était fini.

Depuis qu’ils vivaient ensemble, ils n’avaient pas remis en question leur existence en commun autrement que dans ces joutes verbales sans effet sur la réalité. Dès que l’un, inépuisable sur ses sujets de récriminations, reprenait son souffle, l’autre saisissait la pause de silence comme Tarzan sa liane et renchérissait avec des hululements de protestation partagée.

Hélas, ce soir il en a été autrement. Ce beau et faux dialogue bien huilé ne pouvait pas rester plus longtemps sur sa lancée. De violents coups de poing répétés faisaient vibrer la porte d’entrée. La personne derrière ne semble pas vouloir s’arrêter et frappe frénétiquement. Non, elle n’essaie même pas de savoir si quelqu’un réagit dedans ! C’est incroyable, ce sans-gêne ! On ne s’entend plus, on ne peut même pas protester ou poser la question de savoir qui c’est ! Qui frappe à ma porte ? Qui êtes-vous, Monsieur le malotru ? Je ne ferai rien tant que vous vous énervez comme ça. Ça va ? Vous êtes calmé ? Regardez bien dans l’œilleton sur la porte, svp et donnez-moi votre nom.

Marie se hausse sur la pointe des pieds pour regarder par le judas… Mince alors, c’est Paul ! Bernard, c’est Paul ! Mais c’est super… Qu’est-ce qui t’amène par ici, depuis le temps ?...

Paul entra avec un grand sourire, une bouteille de champagne à la main.

-       On fait la fête à deux pas de chez vous, je me suis dit qu'il fallait absolument que vous veniez !

-       Mais … c'est quoi cette fête ? pourquoi maintenant ?

Pendant que Paul donnait des explications plus ou moins claires sur des retrouvailles d'anciens de l'époque du Ranch, que tous trois pouvaient connaître, Marie ne put éviter le regard appuyé qu'il lui adressait. Elle réalisa soudain que l'arrivée de Paul ne pouvait pas être un hasard. Si elle avait renoncé au plan bricolé avec Irène, cette dernière était parfaitement capable de continuer sur sa lancée sans rien en dire. Paul était de toute évidence missionné par elle.

-       Alors on y va ? c'est tout près !

Marie était piégée, comment en savoir plus, comment refuser alors que Bernard était déjà prêt à se laisser entraîner ?

 -       Entre donc, Paul ! Je suis vraiment contente de te revoir, lui répondit-elle, ne pouvant s’empêcher de rougir légèrement. Son cœur battait la chamade, oui, c’était sûrement un signe ! Qu’il arrive justement au moment où elle se posait des questions sur son existence un peu morne !

Bernard les rejoignit dans l’entrée. Il ne semblait pas ravi mais il essaya de ne rien laisser paraître.

-       Paul ! quelle surprise !

Marie leur lança : Je monte vite me changer et j’arrive !

Elle grimpa rapidement les escaliers et se dirigea vers son spacieux dressing. Elle se sentait tout excitée, était-ce l’effet de l’alcool ou avait-elle vraiment envie de tout lâcher et de se lancer dans une nouvelle aventure ? Son esprit bouillonnait pendant qu’elle cherchait désespérément quoi mettre : le dressing était rempli de robes, de tenues de soirées, de chaussures dans toutes les couleurs et les modèles, et pourtant elle ne savait jamais quoi choisir ! Oh là là, ce qui arrivait ce soir voulait sûrement dire quelque chose. Il y a ainsi des moments dans la vie qui font tout basculer. C’est vrai, mais d’un autre côté, que savait-elle de la vie actuelle de Paul ? Cela faisait longtemps qu’elle ne l’avait plus revu. Peut-être qu’il n’était pas quelqu’un d’aussi stable et de réconfortant comme l’était Bernard pour elle ? On sait ce que l’on quitte, on ne sait pas ce que l’on prend ! Mais c’est justement ça le plus excitant, la vie est trop courte pour ne pas saisir la chance quand elle se présente...

Elle choisit une robe rouge moulante au décolleté bien échancré, des talons aiguille, se coiffa rapidement et descendit rejoindre les deux hommes.

 Leurs hôtes, les organisateurs du « Retour au Ranch » étaient Pierre et Sylvie qui, à voir leur maison, avaient connu la réussite matérielle. Ils avaient bien fait les choses, en aménageant les lieux de façon à recréer le Ranch et son programme musical. Marie se déchaînait avec Paul, oubliant, l’alcool continuant à l’aider, que trente ans avaient passé.

Soudain Bernard, qui ne savait trop si son souhait – être débarrassé de Marie – se réalisait, sans qu’il eût à intervenir, aperçut Édouard et il comprit qu’il devait cette fois renoncer à toute cette fausse monnaie qu’il avait faite sienne si longtemps et assumer sa vérité. Une autre vie était possible. À l’époque du Ranch, il avait eu peur et avait choisi le confort de la conformité. Juste avant la danse et le baiser avec Marie, il avait parlé littérature avec Édouard qui lui dit que son livre préféré était Le CRS amateur de harpe, un roman d’amour plein de péripéties qui, curieusement, reprenait, en l’inversant, le schéma d’un livre, beaucoup plus court qui avait connu il y avait une dizaine d’années — tout cela ils ne pouvaient le savoir au moment de leur conversation – un succès paradoxal dû à un prescripteur inattendu. Oui, le héros du CRS comme l’héroïne de l’ouvrage antérieur, après les affres d’un amour interdit où lui avait été plus audacieux qu’elle, finissaient une vie brève dans une maison religieuse. Il avait envie de reparler à Édouard dont il avait méconnu l’authenticité. Une autre vie était possible. Mais Édouard était-il disponible ?

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Virée 2023.2 - avril - Le 1er juillet 1998 ...
Incipit
"Le 1er juillet 1998 tombait un mercredi."

Clara venait de vérifier sur le calendrier, pour se rendre compte aussitôt que l'information était naturellement précisée sur le carton d'invitation. Et d'ailleurs quelle importance ? Elle savait qu'elle pourrait se libérer à cette période et qu'au fond d'elle-même la décision était déjà prise. Elle irait. Elle relut le carton, le reposa, le reprit en main. Sabine et Pierre feraient bien les choses, comme d'habitude, ils adoraient faire la fête, et les occasions ne manquaient jamais. Là c'était pour les dix ans de leur boîte de comm'. Après ces deux ans d'absence Clara se sentait prête à revenir en Alsace et à affronter la réalité. L'idée de revoir les artistes de Barr la fit quand même frissonner. Comment savoir ce qui s'était passé pendant tout ce temps, comment savoir s'ils seraient à la fête ? Le mieux serait peut-être d'appeler Caroline, généralement bien informée, y compris de ce qu'elle n'aurait pas dû savoir. Elle décrocha son téléphone.
Caroline répondit aussitôt. Elle avait reconnu le numéro de téléphone de Clara et elle était ravie de son appel après tout ce temps. Clara était partagée, elle était contente d’entendre son amie d’Alsace, mais cela faisait remonter trop de souvenirs, à la fois heureux et moins agréables. Ah elle n’était pas au courant ? Pourtant tout le monde en avait parlé l’année dernière sur les réseaux sociaux. Son ex-petit ami Michel était maintenant en couple avec son ennemie jurée Pauline, et de plus elle était enceinte ! Bien sûr qu’ils seraient à la fête, ainsi que tous les artistes de Barr. Ils avaient continué à se revoir et à organiser des petits spectacles dans la région. Et comme Clara était partie, c’était Pauline qui l’avait remplacée. Clara eut un pincement au cœur. Ce n’était pas possible. C’est vrai que quand elle avait accepté ce travail à Bordeaux, elle venait de se séparer de Michel, mais ils l’avaient fait à l’amiable. Ils avaient convenu de rester amis, même si aucun des deux n’avait tenté de contacter l’autre depuis son départ. Elle n’était sur aucun réseau social et toutes ces informations ne lui étaient pas parvenues. Les souvenirs la submergèrent, tout ce que Pauline avait manigancé contre elle…

Non, non, cela ne se passerait pas comme cela. Elle répéta un temps la phrase magique « Tout me nuit et m’ennuie et conspire à me nuire » qui lui redonnait force et courage et chanta avec un certain plaisir Les tristes noces : « … la mariée ne suis ; je suis la délaissée… » la délaissée qui gagne à la fin, entraînant dans la mort l’infidèle. Elle regarda de nouveau le carton : rien n’interdisait la venue d’un NIP (non invité prévu). Son projet était différent de celui de la demoiselle de la chanson. Elle viendrait avec l’instrument de sa vengeance. Pour se mettre en humeur, elle relut quelques lettres de Madame de Merteuil, une qui comme la reine Anne « ne chômait pas sur sa vengeance ». Son vengeur serait Philippe, une âme sœur avec qui elle partageait bien des goûts. Ils allaient ensemble au théâtre, à l’opéra, au cinéma, échangeaient livres et DVD. À un certain moment, craignant qu’elle ne s’amourachât, il l’avait prévenu qu’il n’était pas de ceux qui chassent à poil et à plume. Elle comprit le message et trouva que tout allait pour le mieux, puisque les choses étaient claires et à sa convenance. Elle n’aurait point à redouter de débordement, ce qui lui convenait après le « dossier M ». Elle avait fait belle figure, mais … pour dire le vrai, elle avait été blessée. Le 1er juillet au soir, si Philippe était à la hauteur, elle aurait prouvé qu’on n'insulte pas impunément une femme qui avait le souci de sa gloire.
 - On approche. Selon le GPS, on y sera dans quarante minutes. 

- Dans une petite heure alors, répliqua Clara en baillant. Elle venait de sortir d’un petit somme bien réparateur. N’oublie pas que je dois encore me changer. Je vais le faire sur l’aire d'autoroute juste avant la sortie de Barr. Je ne sais plus comment elle s’appelle. D’ici un quart d’heure, on devrait y être.
Ils étaient partis de bonne heure ce matin. Philippe était passé chez elle avec sa voiture. Clara, à peine réveillée, eut rapidement sauté dans son jeans, avalé un espresso pendant que Philippe avait chargé l’auto et fermé les volets de l’appart.
Et les voilà en route. Dix longues heures ! Elle aurait largement préféré prendre le train, mais Philippe, qui adorait rouler, avait insisté. Il détestait le train, la foule dans les gares, l’attente. Qui plus est, il aurait fallu changer de gare à Paris ... Non ! Ce n’est pas négociable ! Il se chargerait de la conduite, elle pourrait se reposer durant le trajet. Elle avait alors cédé tout en troquant en contrepartie un séjour prolongé d’un jour, voire deux si la météo était au rendez-vous pour visiter un peu la région.
Le voyage, bien que fatigant sur la longue, avait été plutôt agréable. Ils écoutaient de la musique, discutaient de tout et de rien, grignotaient, se prenaient un café et se dégourdissaient les jambes sur les aires d’autoroute …

- Finalement, tu es quand-même contente de revoir tes vieux amis ce soir ? demanda Philippe.

- Attends, Philippe. C’est justement ici qu’il faut que tu sortes. Dans 500 m. C’est l’aire du château de Barr.

Philippe mis le clignotant, se glissa dans la sortie et se gara quelques instants plus tard à proximité du restoroute.

- Le coffre est ouvert.

Clara était déjà sortie et en train d’ouvrir derrière.

- Philippe !! Tu as mis ma valise où … ?  

Il sortit à son tour et la joignit devant le coffre béant. Son regard inquiet fouilla le pêle-mêle d’affaires à usage indéfinissable qui traînassaient dans le derrière de l’auto. Un énorme bouquet de fleurs – le présent pour leurs hôtes de ce soir - resplendissait au milieu de tout cela, dans un petit coin gisait la petite valise de Philippe. De celle de Clara - aucune trace.
 - Merde ! J’ai dû la laisser à côté de l’arbuste quand tu m’avais appelé pour fermer les volets. Je suis entré et après j’ai dû oublier que je ne l’avais pas encore mis dedans.

Les genoux de Clara fléchirent. « Tout me nuit et m’ennuie et conspire à me nuire ! » tel un foudre cette phrase flasha son esprit.

Philippe éclata de rire, et pointa son index sur Clara, qui, les yeux écarquillés et la bouche ouverte, rabattit le coffre avec une colère bienvenue, croisa les bras et d’une voix de stentor qu’elle s’étonna de retrouver si facilement, elle s’adressa à son cocher :

-       Oui, Philippe, bien sûr, oui, je vois dans votre regard une certaine critique, voire même de la dérision, de l’irrévérence pour mon propos approximatif ! Oui, je confirme, « Tout m’afflige, et me nuit et conspire à me nuire », bon sang c’est moi, tout de même l’actrice, non ? !

Clara huma l’air, subitement absorbée par le bruissement des feuilles dans les branches de sassafras, balança les bras, interloquée par sa sortie totalement décalée, vue la situation, et en même temps complètement désorientée et incertaine de la suite à donner à cette séquence, burlesque, si elle n’était pas totalement incongrue, vu que la bonne figure qu’elle s’était juré de montrer avec son NIP, partait en quenouille.

-       Bon, alors, manant maintenant ? Oui, je sais c’est un exercice de diction…

Bordeaux était loin, inaccessible, ses anciens amis tout proches, en embuscade, Michel et cette garce de Pauline certainement prêts à ferrailler, son pari à elle en berne, disqualifié par l’étourderie de son vengeur, mais son excitation bizarrement et salutairement tout autant vive, attisée et émoustillée par l’absurdité du moment. Son esprit tournait à plein régime. Elle planta son regard dans la veste en daim avachi de Philippe, dont un revers de poche aurait eu bien besoin d’une petite main de couturière, poursuivit son examen dans les plis d’un pantalon en velours à la couleur indéfinissable, remonta vers le col roulé beige qui enserrait ce cou qui l’avait toujours fait frémir, surtout la partie sous l’oreille droite. Mais bon, elle n’avait jamais tenté d’y déposer ni la pulpe de son index, ni le fin duvet de ses lèvres, juste ses yeux gourmands. Mais Philippe, mais bon sang, mais bien sûr ! Avec sa gueule de métèque, de Juif errant, de pâtre grec, et ses cheveux aux quatre vents, avec ses yeux tout délavés, qui lui donnent l'air de rêver, lui qui ne rêve plus souvent. Mais oui, Clara tendit les deux mains vers lui :

-       Alors, métèque, une idée ?

Philippe sortit une cigarette d’un paquet froissé, lui en offrit une qu’elle refusa d’un air de sainte nitouche. Il la prit aux épaules, la déplaça vers la droite, tendrement, fermement, prit le temps de se perdre dans la malice de son regard, ouvrit le coffre et se pencha à l’intérieur.
-       Eh oui, ma belle, qu’est-ce que tu croyais ?! Que j’allais juste t’obéir comme ça, et oublier que tu voulais orchestrer ta vengeance dans mon dos, je dirais même plus : sur mon dos, pour faire la nique à un amoureux minable d’autrefois… et pour l’amour-propre de bibi c’est tintin, je pouvais repasser… Alors voilà, maintenant c’est moi qui décide. Voilà les clés de la voiture. Oui, tu continues seule, sans moi et sans ta valise. Je prends la mienne et je me casse. Oui, je me casse, je m’en vais, je prends un train de retour fissa pour Bordeaux et tu fais comme tu veux avec tes manigances.

Clara était décomposée. Comment Philippe pouvait-il la trahir de manière aussi machiavélique et avoir attendu d’être quasiment arrivés pour la plaquer ainsi et, de plus, sans ses affaires !!! Quel salaud, ce faux ami, ce Don Juan de mes deux ! Mais oui, c’était pour mieux me coincer si près du but, pour m’empêcher de changer d’avis et de plan. Hélas, ma valise ! Je me retrouve comme nue, dépouillée, humiliée, pour une fête qui m’ennuie et où j’arrive à reculons. Tout est foutu…

Elle se détourna pour cacher un visage couvert de larmes de rage et de désespoir contre son vieux complice si peu aimable. Le soleil couchant l’aveuglait. Il dorait la campagne et l’autoroute. Elle mit la main en visière devant ses yeux comme pour admirer. C’est alors qu’une ombre apparut dans son champ de vision.

Le soleil éblouissait Clara. Et chacun sait qu’après avoir fermé les yeux, on ne retrouve la pleine vision que plus tard : il existe un espace brumeux, gris, un voile, une ombre bref un intermède qui s’intercale.

Clara était atteinte physiquement mais aussi, mentalement par ce phénomène, la suite des événements chaotiques, désagréables commençait à la faire réfléchir, si cet état d’esprit, par grâce, pouvait arriver à Clara (après tout, tout le monde peut s’améliorer, même elle).

« Quelle affreuse midinette mesquine et égoïste, je suis, quelle vilaine volonté m’a poussée à vouloir me venger et encore de la plus idiote façon possible en me servant de Philippe »

Elle devenait progressivement consciente qu’elle s’était comportée comme une femme superficielle et qu’elle n’était qu’une mauvaise théâtreuse, exhibitionniste et prétentieuse.

Elle réalisait qu’elle était partie depuis deux ans, avait pris du recul et que cette invitation idiote la faisait chuter « on ne va de l’avant qu’en regardant l’avenir, tout retour sur le passé est inutile ». Ignorer Michel et Pauline serait sa force

Elle reconnaissait surtout que la violente sortie de Philippe était légitime, et qu’elle avait peur de le perdre… so.

Elle se retourna, et vit que Philippe était toujours là près de la voiture !

-- Tu es encore là, dit –elle brutalement mais avec soulagement

-- ben oui, il me faut une 1 heure à pied pour atteindre la gare de Saverne, c’est un peu dur après tout ce voyage

-- Saverne ?

---eh oui on s’est planté en plus de tout le reste : le château du Haut Barr domine Saverne, on est à 53 km de la ville BARR où sont tes amis.

Le destin continuait de s’en mêler, et Clara trouvait que cette équipée ratée avait du bon, surtout que Philippe était calme et souriant

Il ajouta : je te propose que nous dormions à Saverne et que demain nous allions vraiment voir les nombreux châteaux aux alentours de Barr

Pour ces superbes randonnées ton pantalon jean suffira…

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Virée 2023.1 - mars - Les lumières du café ...

Incipit

"Les lumières du café vacillèrent comme les flammes d’une bougie soufflée par le vent et un cri inquiétant s’élevant d’on ne sait où résonna dans toute la pièce."

 

Paul se retint de se retourner pour voir d’où venait ce cri. Il se doutait bien que c’était la manœuvre de diversion que les tueurs qui le traquaient avaient imaginée pour détourner l’attention des gens dans le café. Il se leva, hésitant sur la direction à prendre… il fallait pourtant faire vite, sa vie était en danger. Ce courant d’air ! Nom de D… ! Ils avaient repéré sa vieille Ford sur le parking, c’est sûr, c’était eux qui entraient. Ils allaient le tirer comme un lapin, le sacrifier sans état d’âme, même s’ils savaient qu’il n’avait aucun lien avec ce que la bande avait fait… il fallait juste que quelqu’un paie pour les autres.

 

Paul ramassa d’un geste aussi nonchalant que possible son pardessus posé sur le siège à côté de lui, jeta la monnaie sur la soucoupe et se dirigea à pas comptés vers les toilettes pour hommes. Tout le monde dans la pièce s’était massé devant celles pour dames d’où s’échappait maintenant un long hululement. Paul en profita pour pousser sans bruit la porte et se précipiter vers les lavabos. Dans le coin derrière le placard, il y avait un vasistas à hauteur du plafond qu’il avait déjà repéré en arrivant au café. Cela permettrait d’imaginer une échappée le moment venu… Il n’y avait pas une minute à perdre !

 

- Ca va, chérie ? Tu rentres tard ! Tina et Franck sont déjà au lit !

La voix de la femme de Paul dissimula à peine une pointe de désapprobation lorsque celui-ci entra dans le salon. Allongée sur le canapé, un magazine de psychologie dans les mains, elle lança un regard interrogateur à son mari.

- Qu’est-ce qui t’arrive ? T’as l’air perturbé.

- Ça va, ça va. Je suis tombé sur Marc, tu sais mon ancien collègue, en sortant du boulot, mentit-il. On s’est arrêté dans un bar … J’ai dû en boire un de trop, j’ai un peu mal au crâne. Bon, je vais me prendre un bain, ça me fera du bien.

Et sans attendre la réaction de sa femme, Paul disparut dans la salle de bain, ouvrit le robinet chaud de la baignoire, mit le bouchon sur l’orifice et commença lentement à se déshabiller. Le bruit régulier de l’écoulement d’eau s’empara de l’espace créant une ambiance sonore réconfortante. Un par un, les événements troublants de ces derniers jours défilèrent devant les yeux de Paul : le mél de Thomas qui avait atterri par erreur dans sa boîte mardi dernier. Un message qui ne permettait aucun doute. Thomas, un de ses meilleurs copains ! membre d’un gang de trafiquants de drogue !! Puis, jeudi, la discussion qu’il eut avec lui dans sa Ford. Thomas, qui niait tout en bloc. Mais lui, Paul, n’était pas dupe ! Le mél était trop évident. Deux bandes de mafieux se livraient à une guerre des marchés sans merci. Et Thomas y était impliqué.

Etait-ce lui qui l’avait trahi ? En tout cas, on a dû le repérer. Ce fut une erreur d’avoir utilisé sa Ford si peu de temps après la discussion avec lui. On a pu les voir ensemble l’autre jour.

- Aie !!

Paul, qui allait entrer dans la baignoire, retira brusquement le pied. L’eau était brûlante. Il ouvrit le robinet eau froide. Un long soupir lui échappa lorsqu’il put enfin glisser corps et âme dans l’eau hospitalière de la baignoire.

 

Cette nuit-là, il dormit d’un sommeil agité, entrecoupé de cauchemars. Il se trouvait dans sa voiture sur une route de montagne et devait faire demi-tour pour une raison inexpliquée. Il a dû faire marche arrière, reculant encore un peu, et encore un peu. Soudain, la voiture bascula dans le vide, il était en train de tomber dans le précipice ! Il se dit que là, il allait mourir… il se réveilla en sursaut, son pyjama plein de sueur. Revenant à ses esprits, il se rappela les événements de la veille, sa sortie précipitée du café, ses inquiétudes pour son ami Thomas… Non, ça, ce n’était pas du tout un rêve !

En sortant de son immeuble pour aller rejoindre sa voiture garée un peu plus loin le long du trottoir, il remarqua une voiture noire, dont la plaque d’immatriculation commençait par 777. Ça lui disait quelque chose ! Mais bien sûr ! il l’avait remarquée l’autre jour quand il était dans la Ford avec Thomas ! Elle était garée à proximité et elle avait machinalement attiré son attention à cause de ces chiffres. Et en y réfléchissant maintenant, il lui avait bien semblé que l’homme dans la voiture les observait, mais sa discussion avec Thomas l’avait tellement perturbé qu’il n’y avait pas prêté plus d’attention. Et voilà qu’elle était juste devant chez lui ! Son conducteur faisait sûrement partie de la bande qui le poursuivait ! Il sentit des sueurs froides le parcourir… S’ils ont pris la peine de le suivre jusque chez lui, c’est qu’ils lui en voulaient sûrement ! Sa vie était en danger, et peut-être aussi celle de sa famille. Il remonta le col de son manteau, mis les mains dans ses poches en rentrant ses épaules le plus possible, et hâta le pas dans le sens inverse. Il n’allait pas prendre sa Ford, non évidemment pas. Mais que pouvait-il faire ? aller à la police ? tout raconter à sa femme ? Il marcha en toute vitesse, en jetant des coups d’œil par-dessus son épaule pour voir si la voiture noire au chiffre 777 ne le suivait pas.

 

Sans surprise il constata qu'il était bel et bien suivi. La voiture noire avait fait demi-tour et ne le perdait pas de vue, sans pourtant se rapprocher trop près. Paul coupa par le parc et rejoignit les ruelles de la vieille ville, dont il connaissait tous les méandres. Il parvint à se faufiler dans une cour intérieure où il resta un moment à reprendre son souffle et ses esprits. Evidemment il n'était pas question de se rendre au travail, l'urgence n'était pas là. L'urgence était de retrouver Thomas. Un bref instant il avait bien eu l'idée d'aller à la police, mais cela revenait à dénoncer Thomas. Non, impossible, évidemment. Ils avaient réussi à se ranger ensemble après leurs frasques de jeunesse, et voilà que cet imbécile avait replongé. Paul eut tout à coup le sentiment de revenir trente ans en arrière. Ce mél mal orienté, n'était-ce pas une forme d'appel au secours ? Il fallait en savoir plus sur cette guerre des gangs et tâcher de trouver une issue ensemble.

Par chance il savait où trouver Thomas à cette heure, il devait être à sa salle de sport favorite comme tous les matins. Il s'y rendit, vérifiant toujours qu'il n'était pas suivi.

Il trouva Thomas, l'emmena sans ménagement à l'écart et le somma de s'expliquer. Thomas n'en menait pas large. Il avait joué à l'apprenti gangster – mais j'avais besoin d'argent, se lamentait-il – et bien sûr, entre le camp de Zora et celui du Barbier il avait choisi le mauvais, celui du Barbier, un ramassis de petits voyous sans envergure. Et ces tocards n'avaient rien trouvé de mieux à faire que de marcher sur les plates-bandes de Zora, Zora dont la garde rapprochée pouvait être impitoyable.

Zora était plutôt bonne fille, dit Thomas, mais là …

Zora … Zora les yeux verts ? demanda Paul.

 

Il réfléchit un bref instant, puis : Zora … Zora les yeux vers, enfin Zorro … Zénaïde Lebrun pour l’État-civil.

Mais que chantes-tu là ? Thomas était perdu et il lui fallait à tout prix rester lucide, s’il voulait survivre.

C’est une vieille histoire de l’époque où le trafic était entre d’autres mains, celles de familles bien structurées. Le boss d’alors redoutait d’être le jouet d’une arnaque. Tu comprends, la chimie, il en avait besoin, mais ce n’était pas son truc. Il était petit-fils, arrière petit-fils au mieux d’un chevrier. Mais il avait de l’ambition et avait nommé son fils Napoléon à cause du Corse aux cheveux plats. Il a donc décidé que Napo ferait des études de chimie. On n’en était pas encore à envoyer les fils dans des écoles de commerce pour apprendre à devenir des as du blanchiment. Le gosse n’était pas bête, il y mordit et c’est là la préhistoire de ta Zora. À la fac de sciences de Marseille, il rencontra Lucie. Bref amours et molécules. Chacun fit sa thèse. Napo obtint de brillants résultats grâce à des travaux pratiques un peu particuliers, Lucie fut plus classique. Lucie fut présentée à la famille au pays : elle avait de vertu, elle fut acceptée et entra dans la famille. Elle ignorait dans quelle famille elle était entrée et ne chercha pas à savoir. Elle abandonna de possibles rêves de recherche pour une vie de femme au foyer. Elle eut un fils Joseph, comme son grand-père. Ce fut alors qu’eut lieu la Valentinade marseillaise. Tous les hommes de la famille furent massacrés. Lucie comprit où elle avait mis les pieds. Elle ne fut désormais plus que mère, désireuse de sauver son enfant à tout prix. Elle quitta le sud, changea d’identité, elle et le petit Joseph à qui elle donna le nom de Zénaïde, une de trisaïeules. Elle passa le CAPES et devint professeur de collège. Zénaïde grandit, élevée dans le respect des vertus qu’on demande aux filles, ce qui aurait fait la joie du grand-père, si l’enfant n’avait pas été à l’origine un garçon. Zénaïde faisait des études d’histoire et préparait un master sur les stratégies électorales dans le département où elle vivait depuis les années 60. Tout en travaillant sérieusement sur son sujet, elle s’accordait des coups d’œil à droite et à gauche pour ce détendre et c’est ainsi qu’elle connut la Valentinade. Désormais elle avait une mission : venger son père. Elle était devenue une nouvelle Colomba. Et c’est elle que tu qualifies de bonne fille !

 

Mais j’y suis pour rien dans le meurtre de son père, de son grand-père, de ses oncles et cousins … Et tu es sûr de ce que tu me racontes ?

 

Au fur et à mesure du récit de Paul, Thomas s’était recroquevillé contre le mur du fond. Le vestiaire était silencieux, faiblement éclairé par les veilleuses des portes de sortie et sporadiquement par les phares des derniers sportifs quittant bruyamment le Sporting club. Paul s’approcha de Thomas, empoigna son T’shirt et le releva brusquement.

-       Putain, qu’est-ce que t’as foutu ? Pourquoi ils sont après moi ? Qui c’est ces mecs ? M’enfume pas, hein ! Raconte !

Thomas se tortilla pour se défaire de l’emprise de Paul, le repoussa contre le mur et alla fermer son vestiaire à clef. Il réfléchissait. Que devait-il lui dire ? Que pouvait-il lui dire ? Il fallait qu’il lui dise quelque chose, quelque chose de convaincant, de crédible, il avait besoin de trois jours. Trois petits jours, et après il serait quitte. Il avait quand même bien joué. Il venait de réaliser que le plan du Barbier était imparable. Il venait aussi de comprendre, et ça l’avait bien brassé cette pensée, que le Paul, le copain, le compagnon de leurs frasques d’ado, le discret, le rangé était bel et bien un sacré caméléon, un dissimulateur de première, peut-être même une balance, qui avait ses accointances auprès du beau monde de la blanche. Il en savait un bout sur le pedigree de Zora, qu’est-ce qu’il savait encore ? Où avait-il usé ses guêtres ? Qu’est-ce qu’il en penserait le Barbier ? Peut-être que Thomas devait se méfier de tout le monde. En tout cas, il ne devait pas se tromper. Il se retourna vers Paul, qui, les bras croisés, s’était placé à l’entrée du couloir de sortie. Un amas de fonte. Inébranlable, patient. Thomas soupira, fit un geste de la main et s’affala sur le banc devant les armoires. Du grain à moudre, il allait en donner à son copain inquiet, résolu et agressif. Alors il se mit à parler d’Olga.

 

Paul ne comprenait rien à ce que lui racontait Thomas c’était de plus en plus fumeux, et cette histoire d’Olga, sortie de son imagination tordue dépassait les bornes :

Soit disant ,tombé raide dingue d’une fille ,rencontrée à la patinoire ,il y a un mois ,et qui a fait semblant de tomber devant lui en pleurnichant , Thomas se serait retrouvé dans une embrouille pas possible ,il aurait été, pour ses beaux yeux et le reste ,dans l’obligation de porter de la Beuh à sa place ,car elle en avait été chargée par un certain Barbier à qui elle devait de l’argent ..Problème, elle avait déjà revendu « une partie de la dope car elle manquait de tunes… »

Thomas raconta alors à Paul qu’il   avait aidé la fille en coupant la marchandise et que par la suite les voyous s’en étaient aperçus et qu’Olga l’avait dénoncé…

..Il devait donc en urgence trouver l’argent pour remplacer car il était menacé et Paul aussi car les voyous l’avaient aperçu avec lui…

Bien entendu Paul ne crut pas un mot de cette histoire de fou...

Il se décida enfin à rechercher qui était vraiment le propriétaire du véhicule noir avec la plaque 777. »- Il fallait en finir de cette histoire »

Il avait gardé le souvenir de contacts à la Préfecture….

 

Paul regarde Thomas attentivement et fait comme si il avait gobé son histoire. Il le laisse en plan brutalement et se dirige d’un pas rapide vers son bureau. Cela faisait des années qu’il n’avait pas vu Thomas et cet e-mail tombé dans sa boîte l’avait d’autant plus surpris qu’il le pensait aux Canaries où il avait ouvert un hôtel restaurant en bord de plage. Cela n’avait pas été difficile de savoir qu’elles étaient ses habitudes dans la ville de M°.

Paul faisait partie de la brigade financière et ne s’intéressait pas aux trafics de drogue dans les quartiers douteux de sa ville. Lorsqu’il obtint son contact à la préfecture, il fut à moitié surpris et soulagé d’apprendre qu’il s’agissait d’une voiture banalisé du commissariat. Ils étaient sur l’affaire et traquaient probablement l’une des deux bandes ou les deux.

Il appela le commissaire Saigret qu’il avait perdu de vue quand celui-ci avait quitté la brigade financière pour se remettre sur le terrain, ça lui manquait. Le contact fut chaleureux comme d’habitude et Saigret lui proposa de se retrouver de l’autre côté de la rue au café « Ici mieux qu’en face ». Il lui appris qu’en fait Thomas était la chèvre car il jouait sur les deux tableaux, à la fois chez Zoé et chez Barbier. Il avait frelaté la drogue des deux côtés et c’était fait un joli pécule sauf qu’il avait accusé les uns et les autres et créé une sacré tension entre les deux bandes.Le commissaire Saigret attendait la confrontation entre les deux bandes et si Paul voulait bien se tenir à l’écart, il lui en saurait gré !

Un gars de l’équipe était infiltré chez Barbier et devait pousser Thomas à transférer une cargaison de Zoé chez Barbier, le gars laisserait des traces qui mouilleraient Thomais et il organiserait la confrontation.

Tout était prêt et il y avait une sacrée tension dans l’équipe. Saigret n’avait pas voulu en dire plus.

Quelques jours plus tard, en première page des Dernières nouvelles de M°, Paul appris que Thomas était sous les verrous, les deux bandes démantelées mais que Zoé et Barbier avaient disparu.


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Jeune fille mangeant un sorbet - février 2022

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Jeune fille mangeant un sorbet XVIII siècle

 

Sonia
 
« Hey ! Je vous donne le bonjour ! Vous m’avez vue ? Pourtant je suis d’habitude invisible.
Surtout ne dites rien, là c’est ma pause, une pause inespérée.
Oui da je vous raconte : ma maîtresse est partie pour la journée voir sa mère à Belleville ; puis le lendemain elles veulent aller à Versailles en carabas.
En effet, il paraît que le Palais est ouvert à tous, « il s’agit du spectacle de la vie du Roi » selon ma patronne.
Ainsi, vous pouvez m’en croire, ma tâche multi–bonnet de servante / femme de chambre /lingère / couturière / coiffeuse s’est miraculeusement arrêtée pour 2 jours. Cela ne s’est jamais vu ! Je me sens même un peu gênée, je peux m’asseoir déjeuner paisiblement, et j’ai même parlé à la cuisinière. Mais j’ai eu comme un vertige, qu’est-ce que je vais faire de tout ce temps libre ?
Eh oui, vous ne savez pas quelle est ma vie éreintante, depuis deux ans que j’ai quitté la ferme où mes parents vivaient, le jour de mes 13 ans, pour servir dans le Faubourg Saint-Germain à Paris chez ma maîtresse, une veuve encore jeune, ayant hérité de quelques biens.
Je suis toujours par monts et par vaux dans la maison, toujours disponible pour l’entretien et même l’intimité.
Donc aujourd’hui j’ai décidé de sortir de la maison, de ma mansarde non chauffée et de me lancer dans Paris.
Il fait très beau, je peux rester en tablier sans problème, d’ailleurs vous devinez sans peine mon uniforme de coton, et je n’ai même pas de caraco.
J’ai l’intention d’aller dépenser mes quelques sous à une sucrerie.
Vous avez entendu parler du Café Procope et de ses sorbets ?...
***

Anne T
La maison bruisse d’un air inhabituel, un parfum de liberté s’est déposé dans les offices, les cuisines, la lingerie, les mansardes… Marguerite entonne de sa magnifique voix vive la rose : mon amant me délaisse, ô gué vive la rose…. Léon le palefrenier, son amoureux, pourtant est bien là, j’ai senti l’odeur des chevaux qui l’enveloppe. Je récupère ma petite bourse et descends voir si Magdeleine et Marie sont prêtes.
J’entends la petite flûte de Joseph et ses airs de bourrée, marchoise rectifie-il. L’odeur du pain flotte dans le vestibule et un instant les souvenirs de mon enfance affluent. Je me vois à Pâques, prête à aller avec mes parents, mes frères et sœurs à la messe. C’était jour de fête et la joie nous enveloppait de douceur. Le printemps s’annonçait, les beaux jours s’installaient et le froid quittait la campagne. C’est à compter de ce jour que nous ne portions plus les bas, rugueux et rêches tricotés par maman. Nous pouvions sentir sur nos jambes la rosée, le soleil, le vent.
Ah ! Voilà Marie et Magdeleine…
***

Myriam
 Nous voilà parmi les belles dames et les beaux gentilshommes, richement vêtus.
Sûre on n’est pas à notre place ici place ici, je n’ose même pas demander le prix d’un sorbet. Je regarde avidement la vitrine, les yeux pleins d’étoiles, lorsqu’un jeune homme en tenu négligée et avec un attirail sous le bras, m’aborde :
-          Bonjour jolies demoiselles, vous semblez bien absorbées par cette vitrine de sorbets,
-          Bonjour Monsieur, je ne sais pas si je dois parler avec un inconnu, mais c’est vrai que ces sorbets nous font bien envie
-          Écoutez, vous n’avez rien à craindre et je crois que je peux exaucer votre désir. Comme vous le voyez je suis peintre et si vous acceptez de poser pour moins une ou deux heures, je vous offre le sorbet de votre choix.
Marie et Magdeleine le regardent, effrayées, mais je le trouve bien avenant et tant pis si elles ne sont pas d’accord, j’accepte sa proposition. J’ai choisi mon sorbet et nous voilà en route vers une petite placette toute tranquille, où s’ébattent des enfants accompagnés de leur nourrice. Je crois que c’est là qu’il va peindre.
***
Catherine
Eh ben, me voilà installée, mais bon, sur un tabouret. Je croyais que j’aurais quand même droit à un bon fauteuil un peu confortable, comme ceux de ma maîtresse au salon. Tintin, du dur et pas de dossier et en plus en plein milieu de la place ! Paraît que c’est là qu’il y a le plus de lumière. C’est vrai que le soleil tourne, c’est bientôt le soir. Tout le monde me regarde et tourne autour de moi. On rigole, on chuchote, j’espère qu’on dira rien chez moi ! J’ai presque honte… je tiens quand même à ma réputation, hein !
Je ne sais même pas qui c’est, le monsieur qui installe ses trucs et machins, des petits pots de couleurs. Ah pour ça, il en a plein, des poudres, qu’il a posées par terre, en rang d’oignons. Et une bouteille, je ne sais pas de quoi, peut-être pour boire ? Ou pour mouiller les poudres ?... Il a aussi installé une espèce de cadre en bois, très grand, je le vois plus quand il s’assoit derrière, avec du tissu cloué dessus, en équilibre sur une chaise branlante, ah oui et aussi des pinceaux en ribambelle et de toutes les tailles dans de grands pots de terre. Il en tient trois en même temps à main gauche et un très long à main droite !
Mince, mes copines ont filé, elles m’ont même pas dit adieu… Je crois qu’elles sont jalouses. Tant pis pour elles. C’est vrai pourtant, pourquoi il m’a choisie moi et pas elles. Faut dire que j’ai de jolies joues rondes et puis je n’ai pas fait d’histoire. Ni une ni deux, mam’selle vous voulez un sorbet ? Bof, c’est toujours ça de pris, pas vrai ? D’ailleurs, s’il ne se dépêche pas, ma glace, elle est tout fondue et je fais quoi avec ma cuillère ?... Vite, faut que j’en profite avant que ça coule…
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Sonia

Je ne sais pas trop ce qu’il fait, il me dit qu’il n’arrivera sûrement pas à finir le portrait avant ce soir ; je commence à m’inquiéter vu la nécessité de rentrer avant la nuit ; non je ne veux pas le rencontrer demain au Palais Royal ; non je ne vois pas l’intérêt   pour lui de peindre une servante telle que moi ;
__ « essayez de comprendre ».et là il se lance dans un discours destiné à me convaincre : il parle de l’évolution de la société ; il dit que l’avenir va s’ouvrir à des personnes domestiques comme moi, il souligne que ma liberté d’aujourd’hui sera peut être aussi celle de demain, en tout cas il croit fermement en des personnes qu’il nomme « encyclopédistes  »
Vous vous rendez compte, il est fou, il ne croît pas en D’ et il pense qu’un jour je serais égale à ma maîtresse,
Bien sûr il me raconte des fadaises, il parle d’un homme qui s’appelle Sébastien Mercier qui vient d’écrire un roman intitulé « 2440 » Il imagine qu’à cette date un roi très bon aura enfin la volonté de s’occuper des besoins du peuple et alors enfin les lumières et la justice régneront.
Tout cela ne me concerne évidemment pas et je préfère siroter mon deuxième sorbet, à la bigarade, celui-là.
Mais je pense néanmoins que je vais surtout céder à ses yeux verts…
Il m’a promis qu’il finirait la pose demain et que s’il vendait le tableau, j’en aurais une petite part, et cela est déjà une petite révolution.
Mais pas au Palais Royal, je suis une soubrette libre.
Mes copines m’assaillent au retour et me font mille recommandations sur ma vertu en danger.
Le lendemain Il n’est pas au rendez-vous sur la placette. Une terreur panique me trouble, j’erre dans Paris, désirant vaguement le retrouver, en évitant de salir mes bas et ma jupe ;
Je tombe un peu avant le diner, pour mon malheur, sur le Palais Royal.
***
Anne T
Cet endroit m’effraie un peu tant il y a de monde. De belles dames et beaux messieurs qui paradent, dans leurs vêtements aux couleurs chatoyantes, dans un bruissement délicat. Des employés qui appellent le passant, des artisans qui livrent leurs produits, des curieux qui observent. Là un groupe d’hommes, ils ont du mal à conserver leur calme, gesticulent, se bousculent, s'emportent et l’un finit par se défaire d’une bourse qui paraît bien dodue. Plus loin deux hommes titubent, se soutiennent, clairement pris de boisson, ils entonnent une chanson à boire et entre deux couplets relatent leur malchance dans une maison de jeux. Mazette, cet endroit n’a de royal que le nom… J’ai faim, un peu froid et je me demande ce qui m’a pris de m’y aventurer…
***
Myriam
 
Enfin le voilà, avec son accoutrement on ne peut pas le manquer. Il n’y a pas à dire il a quand même fière allure. Bizarre, il n’a pas son attirail de peinture. Il m’a vue, il me sourit et je suis toute chamboulée. Il me dit que l’éclairage aujourd’hui ne lui plait pas, qu’il y a trop de monde ici et que nous serons mieux chez lui pour finir le portrait. Je ne suis pas vraiment naïve et pourtant j’ai l’impression qu’il n’a pas de mauvaises intentions. Je le suis et me voilà dans une petite chambre, avec pourtant une grande fenêtre, remplie de livres et de tableaux, surtout des portraits de femmes, d’enfants et quelques paysages. Je ne suis pas très cultivée mais je sais quand même lire les titres, Zadig de Voltaire, Emile de Rousseau et un livre qui m’intrigue le Jeu de l’Amour et du Hasard de Marivaux.
Avec toutes ses idées de progrès, j’ai envie de croire à des jours meilleurs et pendant qu’il continue son tableau je pense à tous les livres qui me restent à lire, toutes les choses que je peux encore apprendre. S’il me sert de guide je sens que je peux y arriver.
Mais je vois que pour l’instant ce qui lui importe c’est de finir ce tableau. Il a peut-être trouvé un acheteur qui doit venir à son atelier dans une semaine. Ça veut dire qu’on va se revoir, et ce n’est pas pour me déplaire. Nous en parlerons sûrement lorsqu’il n’y aura plus assez de lumière pour peindre, mais en attendant il ne m’est pas interdit de rêver.
***
Catherine
Mon Dieu, que va dire ma maîtresse, me voilà couchée dans une chambre inconnue et c’est déjà le petit matin !... Je suis bien arrangée, tiens ! Je ne sais pas bien ce qui s’est passé, mais quelle aventure, c’était quand même formidable… Julien m’aime, c’est sûr, il me l’a juré et il m’a promis de m’épouser ! Je crois qu’il a fini le tableau si tard que je me suis endormie dans son fauteuil. Après, plouf ! Voilà que je me réveille dans son lit, à mon charmant peintre. Moi aussi, je crois que je l’aime. On va être heureux tous les deux, je le sens. C’est le Bon Dieu qui l’a mis sur ma route.
Mais là, faut vraiment que je me dépêche, sinon Madame va me renvoyer. Et alors qui c’est qui gagnera les sous pour le nid d’amour à Julien et moi ? C’est pas avec ses tableaux… Il dort profond, mon amoureux. Vite, ma robe et mon bonnet pour cacher mes cheveux emmêlés… Où sont mes galoches ? Vite, partons avant que l’église sonne les 6 heures.
Je me vois en passant dans le tableau qui me regarde en souriant… Il est en train de sécher. Comme je suis belle ! Et comme j’ai l’air heureuse… Adieu, mon beau Julien, je lui murmure de loin, à la porte que je referme doucement pour ne pas le réveiller. A plus tard, quand j’aurai du congé. Ne m’oublie pas… Et tu me donnes ma part quand tu le vends, hein ?! Tu l’as promis…
 
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Mise à jour le 08.06.24
 
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Mise à jour le 12/10/2024