Philippe Lançon est rescapé de l'attentat de Charlie Hebdo, au cours duquel il est grièvement blessé au visage et également touché aux bras. Il subira jusqu'à 22 passages au bloc, dont 13 opérations pour sa mâchoire. Dans "Le Lambeau" il raconte l'attentat, la vie d'avant et le relief que prend la soirée de la veille, puis la lente reconstruction, d'abord à l'Hôpital de la Pitié-Salpêtrière puis aux Invalides où il passera sa convalescence.
Le témoignage est bouleversant. En raison bien sûr de l'événement lui-même, exceptionnel et atroce, en raison des blessures, terribles, mais aussi grâce à la relation remarquable qu'en fait Philippe Lançon. Distance, justesse, intelligence, érudition, qualité de l'écriture, les lecteurs ne tarissent pas d'éloges. Pour certains c'est même un des plus grands livres jamais lus.
Bien que le récit soit centré sur son vécu, l'auteur parle de son expérience, essentiellement hospitalière, avec recul et distance. Ici pas de pathos, pas de position victimaire, pas de haine. Il dit "je" mais reste détaché, presque comme s'il parlait de quelqu'un d'autre. Il parle de la douleur, certes, comment ne pas en faire état, mais il s'excuserait presque d'avoir mal. Il est d'une grande sincérité, par exemple lorsqu'il constate avec un peu de dépit que le retrait de sa garde rapprochée le ramène au statut d'homme ordinaire. C'est sans vanité et même avec une totale humilité qu'il relate les pénibles séquelles des greffes, qu'il s'agisse du trou dans les tissus par où la salive s'écoule, ou des poils de jambe qui poussent dans la bouche.
C'est avec la même simplicité, et aussi avec une grande justesse, qu'il raconte les longs mois passés à l'hôpital et, jour après jour – grâce à une mémoire phénoménale – comment il s'en sort, comment il accepte la douleur, comment il se sert de ses références culturelles pour accepter tout cela. L'accompagnent jusqu'au bloc "L'art de la fugue" (il dit que Bach lui a sauvé la vie), Proust, les "Lettres à Milena" de Kafka. Il décrit particulièrement bien que, obligé de se recentrer sur lui-même pour survivre, il n'est plus l'homme d'avant et que sa compagne, par exemple, ne trouve plus sa place dans cet univers devenu si différent. Pour qui a connu une longue hospitalisation ou pour qui est familier du monde hospitalier, le témoignage est extraordinaire de lucidité : "On retrouve des choses qu'on a oubliées, entre autres comment on assimile la rupture. – J'ai appris des choses sur ce que je vis au quotidien, sur le ressenti des malades."
Aux deux tiers du livre, les passages hélas répétitifs au bloc peuvent relâcher un peu l'attention, mais l'intérêt est rapidement retrouvé. Le livre est d'ailleurs autre chose qu'un journal, le récit n'est pas totalement linéaire, avec ses retours en arrière, ses sauts en avant, ses pas de côté.
Enfin le récit est servi par une langue magnifique, une écriture très belle, sensible et sobre. Philippe Lançon a l'art de brosser en quelques lignes des parcours de vie et les portraits des soignants.
" Un document passionnant riche en humanité. A recommander."